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MANIFESTE·S
sans DOGMES





Le premier sabotage serait un sabot en bois glissé par l’ouvrier du XIXème siècle dans la machine sur laquelle il trimarde. Alors que la grève était une action illégale, ce noble geste permettait de bloquer le travail sans que la direction ne puisse comprendre comment, rendant toute sanction impossible. L’infernale mécanique rompue, l’accident poussait le propriétaire de la machine à considérer son employé non plus comme un vulgaire rouage salarié, mais comme un homme se tenant là, devant lui, une chaussure en moins, seul capable de la remettre en route, et réclamant pour cela d’avoir au moins une paire de lacets décents. Une fois ce sabotage réalisé, les revendications obtenues, celui qui marchait alors pied-nu se mettait en devoir de récupérer son sabot sans y laisser la main, rétablissant le bon fonctionnement des choses. L’enfer reprenait avec un peu moins d’ennui, panards reposés.
    Aujourd’hui, ce faible moyen de protestation s’est entièrement inversé, et nous voilà tous sabotés, à longueur de journée, par le spectacle du pouvoir et de sa quête absurde, publicitaire, mammifère, concours de pisse vénale.
    Peut-être passerions-nous égoïstement outre si ce sabotage n’avait pas quelque conséquence directe sur l’un de nos outils les plus indispensables: le langage (à la fois verbal, visuel, pictural, plastique, etc. etc.). Car le problème qu’a ce pouvoir est un problème de communication: ils sont sourds. Dès qu’il y a pouvoir, il y a surdité. Vieux réflexe d’onaniste, parce que peu partageur. Aujourd’hui mieux qu’hier et son cul-de-sac, le nihilisme postmoderne (cynisme de bac-à-sable fermé à toute imagination), il nous faut du sabotage – pratiquer le sabotage – se réapproprier le sabotage –, et cela doit d’abord se situer dans la parole. Il faut crier. Mais quoi dire? Les onomatopées habituelles font rire, à juste titre. Ça se traîne sans majuscules dans les paf révolutions, boum libertés, ou bam bonheurs. Les grands mots ont été vidés de leur sens, souvent par les bons soins de pubards et «chargés en communication», serpillères parfois élevées au cœur des universités de lettres, démembreurs de lexiques, les condamnant à n’émettre plus qu’un chuintement de pétard mouillé. Les grandes idées, décisions politiques, éternels reportages, ne doivent pas excéder 140 signes. Ça plie. Plus personne ne lit une citation si elle déborde sur plus de trois lignes: du slogan sinon rien. On veut du concis, et c’est la pensée que l’on cisaille. Le langage est trahi, toutes les courbes ont été photoshoppées, du plat, je vous ai compris: c’est l’homme qui est trahi. Toujours ce précaire en boîte à ingurgiter en suppositoire.
Alors ainsi sabotés, sabotons.

    Écrire, exprimer, discuter, ouvrir la parole à ce que la langue peut avoir d’explosif. Comprenons qu’il y a un langage dominant et un langage dominé. Les sophistes et les bègues. Ceux qui écrasent, occupent, encadrent le monde de leurs vocabulaires marketés, leurs ricanements hyènes; ceux qui sont tus, condamnés à l’écoute, à l’attente des instructions, des jugements. Ces derniers peuvent pourtant exploser de temps à autre, au milieu du grand tribunal dont le brouhaha s’interrompt un instant. Qu’importe les mots exacts, ils sonneront à leurs oreilles comme un juron lancé, une insulte, invective, et si une phrase ne s’ouvre pas, si une autre explosion ne survient pas comme feu de Bengale, alors c’est foutu et le brouhaha se poursuit pour vite enterrer la vulgaire interruption. On fait des tapes dans le dos, on calme la grosse colère, un bouchon est enfoncé dans la trachée. Ça réconforte, ça cajole, on a bien ri mais un peu de sérieux, soyons réalistes une seconde, ça encage à nouveau. Or, si à force de balbutiements, le langage écrasé parvient à se lancer chaudière, émettre une musique sur le réel, douce ou féroce, rendant sa valeur à ce qui est dissimulé, alors il y a explosion. Prenez ça comme l’une des impossibles définitions de la poésie, au cas où quelqu’un se demande encore s’il faut y donner une définition. Ce sont des choses qui arrivent. On veut tous comprendre, même l’absurde. Parfois aussi, on fait des listes:

  1. Toute certitude appelle sabotage.
  2. Le sabotage est une action individuelle mais provoquée par tous. En cela le moindre sabotage est affaire collective.
  3. L’efficacité de la parole poétique consiste en un savant sabotage des limites.
  4. On ne prétend rien dire de nouveau. Simplement d’une manière légèrement différente. Aucune invention, mais aucun retard non plus.
  5. Tout est là, dans l’instant, et l’homme s’appuie sur les répétitions pour affirmer toujours plus sa différence.

    Mais les listes fatiguent. Les recettes ne sont jamais fixes. Le principal est que la cuisine reste ouverte et accessible à toutes les salives, toutes les bouches béantes. Reprenez vos chiffres, tout en boule, et jetez ça loin! Ce genre d’organisation calme les nerfs alors que c’est à eux que je dois mes meilleurs élans! Ils n’ont qu’un seul désir: s’opposer à la sobriété des tièdes, l’austérité en modèle de vie, le conformisme absolu et froid, l’ordre inamovible, l’illusion de l’inéluctable. Les nerfs cherchent toujours à saboter les saboteurs établis.

    Du chant plutôt que l’éternel chantage! De la musique, merdre! Que la fête commence, qu’elle écrase puis relève et révèle. Toutes les bonnes fêtes tournent mal. Évidemment, il faut que la fête tourne mal lorsqu’elle est larvaire, immobile, qu’elle oublie ses capacités de violence. Mais la véritable fête, c’est lorsque l’on parvient à dire avec justesse. Une vitrine qui explose pour que tombent les mannequins plastiques qui marchent en rangs serrés sous nos crânes, d’une tempe à l’autre.

SABOTAGE: le rire éclate en plein enterrement ; la panique se saisit des bienheureux; un grand cru se vide dans un caniveau, une piquette dans ton foie; penser au pénis solitaire de Jésus, Marx, Freud, Hitler, Bouddha, Mahomet, Nietzsche, tendu au petit matin; une diarrhée subite au Ritz empuantit la salle; un ivrogne s’interpose sur le chemin d’un banquier «Dans mes bras, mon fils!»; Sisyphe trépigne de joie tandis que son rocher dégringole; un cynique ancien mord la main d’un cynique moderne pour lui refiler la rage; un fratricide fondateur; tituber en pleine fuite; les frissons de tout instant; la subversion mettant à mal toute provocation; du «peut-être» pour toute réponse; marcher à contre-courant d’une manifestation; marcher à l’avant d’une insurrection; une misanthropie généreuse; des mots qui se comportent en fauves; l’imagination en roue libre; le désespoir en dynamique; se jeter vers, s’élancer pour, bas les limites, oser l’envers, à l’encontre de, une fabrique toujours recommencée, le corps et son impossible passivité, car même la mort grouille et remue les chairs, le ventre éclatera après trois jours de décomposition même si l’on passe toute une vie obsédé d’hygiène atone; remue, secoue, danse, sabote!


(09/2017 _ Jobard)




SABOTER LE CONFORT





Le premier sabotage auquel l’apprenti saboteur devrait se livrer est celui du confort, et en particulier de son propre confort intellectuel. Un excès de certitudes peut en effet entraîner l’apparition de gangrènes difficilement curables. Les symptômes et causes ne manquent pas et s’emmêlent souvent en un magma mou: incapacité motrice à porter un jugement critique productif, érection du statu quo pour pallier une impuissance d’analyse, frigidité de l’imaginaire, opportunisme au souffle court, allergie au point d’interrogation… Comment cela se transmet-il ? D’étranges bacilles s’activent avec une logique implacable, parfois dès la naissance, mais le plus souvent par frottement. Il suffit généralement d’un faible pour une figure d’autorité, d’une fascination mal placée pour ses mises en scène et maquillages. On trouve alors tout autour l’uniforme des petits sergents qui prennent le relais : qu’ils soient officiels ou rebelles, à l’arrière de certains bureaux ou certaines banderoles, les mêmes galons s’affichent, plus ou moins discrets et brillants. L’oreille se dresse, les œillères s’accrochent, la bouche s’ouvre, le magnétophone se branche. Stade terminal similaire aux cancers du colon : il faut que cela sorte par le haut.

    Après cela, rien ne va plus, tout peut aller très vite. La myopie s’accentue et ne dévoile plus qu’un bout de nez rendant louche ce qui vient dans la distance. On s’irrite devant une situation devenue incohérente (quel confort assumerait l’incohérence ?), et l’épiderme développe une imperméabilité à la curiosité. Tout homme et toute femme peut dès lors développer un mécanisme curieux, les rendant violents voire indifférents face à tout changement, engraissant les glandes cyniques jusqu’à l’obésité. Apparition du bourrelet en détour de phrase, teneur anormale de cholestérol dans les flux lexicaux. Ça commence par le cul évidemment : devant les écrans, à l’écoute des baffles, des publicités, du type en costard, actualisation de la page, toute passivité finit par être hémorroïdaire ! Parce que la transmission moderne est sans-fil, ils ne voient pas la laisse. Des patients témoignent – on ne leur propose jamais aucun exercice, on ne leur demande aucune gymnastique de l’esprit. Entre deux encouragements à se résigner, la seule activité autorisée est une participation hebdomadaire au grand karaoké. Duels de récitation autour de deux ou trois idées en carton-pâte comme masques de carnaval. Les meilleurs coups de becs perroquets gagnent des bons d’achat dans leurs rayons préférés.

    Écoutons-les attentivement, la grippe aviaire est dans les postes ! Ça ira malade tant qu’on donnera écho aux piafs plus ou moins déplumés des critiques du tout-va, assoiffés d’exhibitionnisme de salons. Ils ne parlent pas du monde mais d’eux-mêmes. Les chiens de garde ne préfèrent rien mieux que lécher en meute leurs propres fondements. On appelle ça “faire des mondanités” et en plus de conditionnements, la société du spectacle viole nos moindres réflexes. Ils se bousculent à la queue-leu-leu les académicouilles fripées, pourrissant le vert du costume à force de disséquer un dictionnaire écrasé sur la route ; tous les vieux anesthésiants officiels, gendarmes du tiède aux citations en règle, amis de toutes les partouzes intellectuelles ; romanciers tordus devant nos vies comme de grands invertébrés à la bave généreuse ; les mangeurs de tout ce qui fétide ; pigeons enragés picorant un nouveau fard dans les mains d’un producteur libidineux ; mouettes amputées d’ailes, réfugiées sur internet pour répandre leurs rires paranoïaques et inconsistants guanos. Du poseur bâfrant la moindre parcelle d’audience pouvant refléter leur trogne. Tous les terrains sont bons. Ils affirment vouloir encadrer la Pensée Française, ajouter de la Majuscule pour faire plus sérieux, désamorcer les langues déviantes : que l’on éloignât cet argot de ma feuille de chou ! Tous gonfleurs de baudruches. Snobs heureux de prolonger le snobisme lu chez Proust. Des phrases à gratter, multipliant les mots morbacs. Sans y prendre garde, certains se laissent vite coloniser la cervelle et dur de s’en débarrasser. Les chiens sont galeux. Ils s’accrochent drus. Emportez tout ça à la lessiveuse, à plus de 60, avec une bonne dose de Stromectol. N’en parlons plus, passons outre. Ils sont déjà trop à avoir choisi pour seule occupation de moquer ces volailles, à tel point qu’ils n’ont plus d’autre raison de parler et rêvent seulement de pouvoir prendre leur place dans la fatigue des fauteuils d’un animateur à peau en stuc – y fait un bruit bizarre mais y marche toujours mon téléviseur. Difficile de trouver plus pénible que ceux qui cognent par amour des applaudissements.

    Saboter est déconforter, encourager l’audace, pousser l’autre à sortir de ses habitudes, ce vieux canapé qui ronge tout élan. Ici et ailleurs, nos corps ont la mauvaise tendance à se laisser border de valeurs établies bien chaudes, difficiles à déceler, et contre lesquelles la révolte est pourtant nécessaire. Répandons la méfiance devant chaque système créant du confort, et plus vicieusement, le désir du confort. Ce Léviathan n’est jamais satisfait, il se croit toujours perfectible, et ses mises à jour sont incessantes. Il crée avec une facilité déconcertante l’état de servitude volontaire, l’état d’attente continuelle qui enferme l’imaginaire, anesthésie la moindre mutinerie. Or la perspicacité ne suffit pas, car les nihilismes passifs deviennent bientôt des obéissances passives. Rien de tel qu’un bon totalitarisme pour mettre en ordre la sécurité intellectuelle, verrouiller les discordances.

    Si l’on croit que je souhaite prescrire à tous la position du fakir sur ses clous ou de l’acrobate sur une chaise bancale, c’est que l’on ne veut pas me lire correctement. Toute lucidité est intranquille, impose de regarder la cruauté en face, mais n’y voyez aucun masochisme. Qui ne perçoit pas l’indécence du confort né pour narguer les misères, asservir ceux qui en permettent les conditions ? Le confort matériel peut être issu du plus noble artisanat, il n’a de sens qu’une fois partagé : réconfort. Néanmoins, il y en aura toujours pour nous proposer de faire la course dans des cercueils doublés de soie.
 
    Qu’il est doux le confort de l’ivresse abrutissante, des sommeils sans éveils. Confort de la sobriété qui se croit maîtresse du jugement moral. Confort du poète s’étouffant de mots collants de miel après avoir oublié leurs implosions. Confort du ricanement qui dénonce la médiocrité d’une télévision sans parvenir à s’en détourner – ça repose. Confort à cultiver le jardin de ses conditionnements ou de ses doutes. Confort dans le métro aux heures de pointe, contre la chaleur d’une aisselle voisine, là où l’on oppose à la fièvre du troupeau la froideur des machines prolongeant bras et regards. Confort dans la solitude d’une voiture, d’une prison narcotique, d’une foule qui scande un même et unique mot d’ordre. Confort du conformisme et de l’anticonformisme, du bien et du mal, des rouges et des blancs, de toutes les mutilations manichéennes. Sabotez vos conforts avec grands rires et gros mots ! Jouez sans respect des règles, car le jeu est un inconfort face au hasard, aux techniques, à la surprise ! Provoquez l’immédiat, le tremblement ! Sabotez !


(12/2017 _ Jobard)




SEXE



 

Chers, Chères et Chairs



Sur la porte, l’inscription « Entrez nu·e·s » n’est suivie d’aucun vestiaire. Montrer sa nudité n’est pas une question de cotons ou de plumes mais d’épaisseurs d’être. Déboutonnez-moi ces conditionnements ! Dégrafez ces soutiens à gorges chaudes ! Dézippez donc vos pantalonnades et laissez respirer l’objet des vanités ! Il y a au bout de vos mains des ongles pouvant servir à déchirer ces couches chargées de masques, miroirs et faux sexes. Ils peuvent venir coincer nos nerfs, les sortir de leur apparent invisible, les agiter. Car la danse habite ce lieu. Une chorégraphie rend hommage à ceux qui donnaient à voir leurs os, leur moelle, d’une seule parole ; une autre s’amuse dans chaque organe ; une autre condense la prudence d’ardentes caresses. On en voit trop qui s’effraient de la moindre mise à nu. On les croise sur les trottoirs, dans les bureaux, les causeries télévisées : ils nous rhabillent, ordonnent leurs cautions matelassées de normes, décident quel narcissisme bon marché est à porter. Non content de nous imposer un sexe, ils nous prescrivent une sexualité.

    Parfois, ils font mine de laisser tomber leurs vêtements, mais restent toujours les chaussettes et leurs pieds ne décollent jamais du sol. La subtilité mon cul. Beaucoup prétendent réaliser les élégances d’un strip-tease adroit, mais bien vite les postures recouvrent les chairs comme ces oiseaux mazoutés, enroulés dans le sable. Les mêmes mouvements, les mêmes poncifs, les mêmes mots doux ou brutaux, et voilà l’autre recouvert de tout ce qu’il avait fallu défaire, c’en est désespérant. On voudrait leur dire : « Agrafez vos sexes sur vos fronts, plastifiez tout ça, et ça sera réglé. » Fous de pénétrations, par amour du pouvoir ou de la mécanique, ils ont peur d’être pénétrés à leur tour. Non pas sexuellement, mais plus loin encore, dans le privilège de leurs impostures. Les exhibitionnistes sont toujours ceux qui portent les manteaux les plus longs et les chapeaux les plus larges comme de lourdes valeurs établies devenues raides après la pluie.

*

Sur les lignes directrices de notre discours, à la rédaction du Sabot, nous n’arrivions pas à nous entendre. Les mots dont nous usons pour parler de sexe nous jouent des tours. Nos corps s’échauffent, se rétractent, balbutient, fulminent. C'est l'anarchie en somme. Eh, oui, ce Sabot#3, digne successeur du #2 - Saboter le confort, nous met dans l'inconfort. À nous donc de l’embrasser. C’est que le sexe explose tout discours cohérent, le sexe nous déborde, le sexe nous sabote, et pas l'inverse. Que chacun et chacune s’abordent le sexe à sa façon ! Tant mieux si c’est pris en potache ou au sérieux ! Saboter le sexe – ses représentations, ses réductions, ses injonctions – ne semble pouvoir être fait qu'en dansant avec ses élans, qu'en se laissant dévoiler par lui jusque dans nos mots, sous peine de se prendre dans la gueule les non-dits et les mal-vus laissés en chemin. Le sabotage ici consiste à parler de sexe sans aucune morale, rien d'autre que de l'éthique, une manière d'assumer ce que l'on est et d'observer ce qu'est l'autre, afin de laisser aux saint·e·s nitouches et aux salopiot·e·s que nous sommes le soin de déplier leurs mots de sexe – sans attendus, sans modèle – afin de les laisser faire l'amour sur la page comme ils l’entendent. De là se dégagera sans doute ce que nous sommes prêts à laisser émerger comme horizon à l'expression et à la pratique du sexe politiquement. Qui vivra verra. Qui baisera jouira – ou pas.

*

    C’est un mot si simple et plaisant à l’oreille, dont vous connaissez bien l’écho discret, le cortège de sensations qui l’animent, les langoureux souvenirs qu’il ressuscite. À son évocation, aussi fugitive soit-elle, nul d’entre nous n’est impassible : Sexe. C’est que se cachent derrière ce son qui siffle et danse comme un serpent glissant de nos lèvres bien des choses, qui le plus souvent nous hantent, nous réjouissent, nous attirent, nous étreignent.

    Sexe. Un mot rempli de sève, chargé d’attente et de tension. Il est en nous lové et nous habite, comme un ardent moteur, arc bandé par le désir, soleil unique en vérité autour duquel gravite la vie, qui l’appelle, le veut, tend vers lui, nous y mène, comme au doigt et à l’œil, esclaves inconditionnels et fascinés que nous sommes. Mimétique aimant animant tout. Alimentant l’émulation humaine. C’est l’aliénation pure. Celle à laquelle on consent. Un jeu originel. Impossible d’y échapper à ce terrible joug : nous sommes bel et bien condamnés au désir. Sexe. Et nous voilà ici, les uns devant les autres, l’air faussement innocent, dernière engeance d’une longue lignée de fornicateurs, dynastie nouvellement née d’heureux ébats, d’échanges torrides, d’enlacements moites.

    Laissez-vous pénétrer par cette idée troublante : des millénaires de sexe nous surplombent ! Vaste généalogie d’envoûtements tactiles ! Constellation de cris perdus dans les nuits humides, de chairs mêlées ruisselant de sueur. Ce goût salé dans la bouche polluée de salives, de cyprine et de sperme : songez à ces corps qui par milliards se sont dévêtus bien avant nous, se chevauchant, s’articulant et se désarticulant sans fin dans des accords aux sonorités confuses.

    Sexe, oui, c’est cela et rien d’autre : on en vient, on y va, vieux va-et-vient. Cette petite mort ou l’on s’oublie au doux moment de jouir. Sexe. Et nous voilà pourtant face à ce mot comme autant de demi-habiles, de pudibonds ou de bigots libertins. Qu’on soit clivé coté tabou ou bien totem, on tourne autour, offusqué ou idolâtre, et l’on bégaie des chausse-trappes, des maladresses avec lesquelles on jongle mal à l’aise.

    On sait pourtant une chose de lui, et qui vaut qu’on en parle : c’est qu’aujourd’hui il est partout assailli par les pires esprits — les plus racoleurs. Publicités technicolor pour bien baver de rêves bidons, colloques et débats à buller mondainement, sociologie du sexe et statistiques qu’on coupe en quatre, micros-trottoirs estivaux, érotico-romances à ruminer, pornographie 3D en kaléidoscope, éthiques en kit, tutoriels à étapes en toc, performances records, à l’infini, jusqu’à nausée. À suspendre sous loupe, lumière clinique au front. À élimer sous vide, triturer sous cloche et puis disséquer à froid. C’est un fordisme de foutaises tel qu’on s’amputerait jusqu’aux parties génitales, pour pouvoir y couper pleinement.

    Loin de s’y faire il faut s’armer et tenter d’en retrouver la quintessence, du sexe, que chacun porte en soi comme un secret, un mystère dont il a seul la clé. Écartons-nous de l’hystérie des meutes, de l’immaculée conception à la consommation cumulative du sexe, la boucle est bouclée, et il faudrait d’urgence briser ce cercle vicieux, s’engouffrer dans la brèche, fissurer ce vase clos. Après tout la vitalité des mots nous appartient. Toute guerre commence et finit dans la sémantique. Faisons peser un tant soit peu le plus brûlant des langages de notre côté de la balance. N’ayant plus rien à perdre au fond, nous avons tout à y gagner.


(03/2018 _ Thierry Bodson, Phoebe Hadjimarkos Clarke, Clément Gustin,
Jobard, Mawena Yehouessi)




SABOTER LE TRAVAIL





On le sait, ne nous voilons pas la trogne : le sabot est passé de mode. Qui chausserait encore ce bout de bois quand des tissus délicats viennent de contrées lointaines pour nous enrober les voûtes plantaires ? Mais il faut bien en faire quelque chose, de ce sabot coincé en fond de gorge. Car voilà l’objet qui, aux origines du sabotage, permettait l’arrêt des rouages les plus écrasants du travail. L’effort de cette écriture serait donc de le cracher pour en tester l’aérodynamisme vers ces figures qu’entarter ne suffit plus. Même à travers la crème, des voix nous submergent d’échos célébrant le travail comme une des valeurs fondatrices de cette grande et supérieure civilisation occidentale à laquelle contrevenir serait être barbare. Ça arrange tout le monde d’oublier l’histoire, sa hache, et le dégoût qu’a inspiré le travail du journalier parmi ses organisateurs : aristocrates, rentiers, grandes bourgeoisies. Certes, on l’a teinté d’un certain romantisme, car ne faut-il pas le rendre obsessionnel chez ceux qui, en s’y tuant, permettent les enrichissements ? Il n’y a pas de petits métiers, entend-on depuis des fauteuils confortables, chez ceux qui croient aux choix de carrières comme à des évidences. Alors disons-le, sabotons ce travail.

    La tradition n’est pas nouvelle. Toute prise de conscience appelle au sabotage, et rien n’est plus angoissant pour le chef-de-service qu’un travailleur sabotant sa position au moyen d’une des techniques les plus répandues : la paresse – à salaire moindre, travail moindre. Ou pire encore : la grève. Mais rassurons-nous, des solutions viennent régler ces dysfonctionnements. Le robot est là pour sauver l’humanité de ses maladresses. Et inversement : il n’est pas rare d’observer la malsaine nostalgie dégoulinant sur la glorieuse époque des usines Ford, les bucoliques champs maoïstes, ou la rigueur des administrations soviétiques – un ordre moral fantastique ! Aujourd’hui, cette époque est tristement révolue, désuète ! Cachez cet ouvrier que je ne saurais voir ! Le col bleu est indécent, il n’est devenu acceptable qu’une fois affublé d’un logo évoquant habituellement le luxe des défilés de mode. Mais encore aujourd’hui, le travail est confondu avec l’accomplissement de soi, et les communicants trouvent d’étonnantes traductions modernisées d’arbeit macht frei. Il suffit alors d’en dévoiler les fléaux pour qu’ils nous renvoient dans le passé ou à l’étranger. Car les usines et les champs existent toujours et nous en sommes encore les premiers à en bénéficier. Souvenez-vous, nous les avons délocalisés, et plus vicieux encore : nous avons délocalisé le mot même – travail. Dans nos contrées, où donc est passé le charme étymologique du tripalium? Cette torture à trois pieux permettant d’immobiliser dans la douleur quelque esclave mécontent ? Des milliers de kilomètres nous séparent désormais d’un réel qui ne se traduit plus pour nous qu’en pouvoir d’achat augmenté. Anecdotique. Qu’ils sont lointains les filets anti-suicide de la Manufacture Populaire de Chine ou les enfants bolloréens des plantations africaines !

    C’est annoncé de tout côté : il n’existe plus ce travail qui fait suer le front. Il est immatériel, volatile, esprit saint ! Voilà pourquoi il faut le réformer. L’air climatisé est dans les places, et les champs sont désertés, gérés par de merveilleuses chimies. Or il ne faut pas beaucoup d’expérience salariale pour comprendre combien on nous berne quand on déguise les tâches à accomplir en activités allégées en matière grasse – elles sont saines, ludiques, novatrices, enrobées de petites attentions pour mieux anesthésier nos élans et fertiliser les inutiles. Le paternalisme du XIXème siècle s’est cyniquement raffiné. Il dissimule tout autant les origines des mots : labeur et labor, c’est d’un côté la peine, le malheur ; de l’autre, les lèvres en prières, l’honneur d’un savoir-faire. Mais le travail, qu’on le veuille ou non, c’est toujours la torture. Et l’homme sait de quoi il parle quand il affirme combien ça peut être beau, un supplice… Il y aura toujours une joie après l’épuisement du bien fait. Certaines blessures font orfèvres. Des artistes, des artisans, fascinent pour avoir pris à bras-le-corps cette torture du travail, jusque dans leurs chairs, et le sentiment d’imposture devant la facilité n’est pas à prendre à la légère. On ne peut nier les possibilités d’être qui se dégagent d’un effort. Paradoxe ? Tout dépend de la méthode. Une des clés semble poindre dans l’apprentissage. Apprendre et transmettre – deux actions qui ne connaissent pas l’âge de retraite et enrobent les persévérances. Là où l’ennui et la mécanique n’ont plus de prises, où nulle hiérarchie n’intervient pour organiser la surveillance, et où les gardiens sont au désespoir. Des espaces s’ouvrent pour accueillir nos fatigues et la satisfaction d’un sommeil mérité. Malheureusement dans nos contes modernes, il est dit que de nombreux cadres hantent les donjons sadomasochistes pour goûter du fouet qu’ils font subir sur des psychologies à mater. La torture s’impose pour justifier le travail. Et nous la connaissons tous, dès que nous pensons le réel. Dès que l’on observe la nature – dans l’instinct des fourmilières, la cruauté des saisons, la beauté des carnassiers. Alors soit on l’assume, pour l’embrasser ou la combattre ; soit on la dissimule, et voilà la médiocrité qui s’installe comme une lente tumeur molle. Elle fera toujours la santé des uns, et le cancer des autres. Elle est bien là, emplissant le langage, et pourtant, elle est moins visible. On se targue de moins faire souffrir nos muscles, ou de mettre les dépressions sous contrôle – plus d’un quart de la population sous anxiolytiques, grande performance ! Effacer les tortures de n’importe quel travail est devenu l’activité favorite des maquilleurs à la petite semaine. Ils ont bien vu que la noblesse d’une activité s’impose lorsqu’elle est créatrice, lorsqu’elle excite la conscience de son utilité fondamentale. On pense aux boulangeries, aux ébénisteries, aux fermes, aux hôpitaux, aux poètes, à ce qu’il nous faut pour vivre sans s’habituer à passer notre temps libre au repos. Alors ils peignent l’échafaud en rose, le bourreau a son plus beau sourire, il aspire nos imaginations à la paille, et passons à la caisse. Car quand on parle de travail aujourd’hui, on parle Argent. Et qui parle Argent, parle de cette divinité à laquelle une pudeur bien contemporaine refuse l’appellation de Dieu. La transgresser, se détourner du Veau d’or, c’est être immoral, renégat, hérétique. Un athée au cœur du Moyen-âge. Et les curés chantent : Vive les martyrs ! Ils font de bons engrais.

    Ne nous fâchons donc pas avec ces banalités. Parce qu’il avait été son meilleur ennemi, le sabotage est devenu l’action favorite du capitalisme. Il étouffe la moindre subversion, et pire, la moindre parole. Il parvient à la faire sienne. Il contamine. Son seul défaut est d’être dans l’artificiel, la myopie, le court-terme – après quelque temps, le papier peint s’effrite et nous couvre de poussière. Qui cela peut-il déranger ? Une petite excuse confondue avec un petit chèque après avoir déversé des pétroles sur nos plages, des licenciements dans nos villes, des liposuccions d’identités sur nos réseaux sociaux, et voilà l’affaire réglée. Les bunkers sont prêts dans la Silicon Valley quand l’Apocalypse chérie des colapsologues nous atteindra. En attendant, ils font des ronds de jambe, encouragent aux emplois absurdes pour pouvoir se donner l’impression d’une fausse efficacité. Ils n’admettront jamais que leur admiration ne se porte pas sur la somme de travail réalisée, mais devant la somme d’argent accumulé – et cette exaltation se décuple si tout est réalisé sans effort. Le pauvre a beau passer sa vie à trimer, on le méprisera toujours. La divinité l’a puni au berceau.

    Grattons un instant ces boulots qui boulottent autour de nous. Qu’ils sont beaux nos semblables, lorsque les lendemains se nourrissent de leurs désillusions, et le xanax chante au réveil. Le quotidien est inondé, et c’est notre temps libre, nos loisirs, nos familles que l’on immole à toute une organisation économique. Devenez votre propre patron. Ne vous soutenez pas ensemble. Divisez-vous. Que vos individualismes imprègnent chaque parcelle de votre vie. On nous présente des modèles qui le font très bien : ils ont tout sacrifié pour réussir dans la vie. Ça paye. Le carriérisme n’est qu’une soumission entretenue par l’espoir de soumettre à son tour. Il y en a tant de ces métiers où l’on se compromet à force de compromis. Car le travail tel qu’il est encouragé nie le désintéressement, le lien vers l’autre. Soyez inutile, faux, tricheur, qu’importe, tant que vous faites de l’argent. Tout autour de nous: on supprime les emplois des plus pauvres, certains privilégiés abandonnent leurs moules sociaux pour se sentir utiles, et passent de la start-up aux betteraves. Il y a malaise. On ne s’étonne plus de voir vos enfants renier leur éducation et cultiver de naïfs idéaux, quitte à manger de la terre.

    Si vous voulez réellement mettre fin au travail qui nous dévoie, affirmez vos sabotages. Sabotez le travail ! Les réformes sont affaires de vacanciers.

    Tous les moyens sont bons pour saboter notre rapport aux valeurs établies par le travail : la lecture, l’enseignement, la discussion, la création, mais aussi la fête, le carnaval, la séduction, la sexualité, l’ivresse, la destruction… Il faut nous réapproprier nos corps et assumer leurs dépassements. Parvenir à jeter un regard indifférent aux cordes qui les liaient. Nous sortir de notre passivité. L’expérience de la haine du travail est quotidienne mais étouffée. Pourtant, elle nous lie mieux que tout autre sentiment.


(06/2018 _ Jobard)





NOTRE VIOLENCE




 
« Du monde des visions nocturnes
Nous – les enfants – sommes rois.
(…) Allons voir ce qui se passe
Sous le rideau des ténèbres ennemies.
(…) Nous sommes les maillons d’une chaîne magique
Et dans la bataille ne perdons jamais courage.
(…) Nous méprisons les adultes
Pour leurs journées mornes et simples...
Nous savons, nous savons beaucoup
De ce qu’ils ne savent pas. »
Marina Tsvetaieva


Tandis qu’asservi l’idéal tapine sur les trottoirs d’Occident, face au spectacle des gourous entrepreneurs et autres apôtres du développement personnel, idiots utiles d’un capitalisme à bout de souffle qui donne encore le change à travers la mystique néolibérale, on peut légitimement éprouver une certaine nostalgie pour la propagande par le fait.

    La nature du fait en question pourrait encore faire débat, tout comme la nécessité de distinguer la cible des obstacles, ceux qui prennent les décisions de ceux qui les exécutent – même si le zèle de ces derniers invite globalement à les confondre. En revanche, l’heure n’est plus à déterminer si la violence insurrectionnelle est ou non efficace, encore moins si elle est légitime. Légitime, elle le devient chaque jour davantage, à mesure que pourrissent sur pieds les systèmes représentatifs des sociétés dites démocratiques. Quant à la question de son efficacité, bien qu’elle puisse recouvrir un intérêt tactique, elle revient au final à interroger la pertinence de la réaction de l’épiderme à un froid glacial ou à une chaleur étouffante.
 
    Car cette violence est plus souvent le signe d’un débordement intempestif que la résultante d’un programme. Elle est par essence réactive, éruptive, et rarement planifiée. L’enjeu serait précisément d’opérer cette bascule, d’une violence latente et spontanée vers une stratégie de subversion et de renversement.

    Autant le dire d’emblée : à titre personnel je ne saurai prétendre avoir la moindre idée sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Pour citer Louis Scutenaire : « Prolétaires de tous les pays, je n’ai pas de conseils à vous donner. » Et comme toutes celles et ceux qui lui prêtent une vertu de sabotage, c’est à la violence déployée dans l’acte poétique que je m’en remets ; violence capable d’instiller la ferveur créatrice au sein même du désir de catastrophe qui nous traverse devant l’impasse où se tient le monde.

    Quels qu’en soient les degrés, les formes et les champs d’application, la violence se retrouve au fondement de toute poésie, laquelle résulte d’une confrontation entre le réel et ses représentations, entre les vies intérieures et la perception du monde, entre les possibles et le probable, entre le nombre et la solitude, entre l’élan et l’impulsion... Violence toute théorique, me dira-t-on. Pourtant, elle rejoint la violence insurrectionnelle du groupe en cela qu’elle procède d’un même constat, de cette intuition d’une inadéquation criante entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il pourrait/devrait être. Pour être opératoire, c’est-à-dire pour avoir prise sur son époque et ses contemporains, il faut que d’une manière ou d’une autre l’acte poétique soit partie prenante de cette violence initiale, et peu importe finalement que ce soit celle de l’incendie ou celle du coquelicot.

    Sans elle, la poésie est condamnée à n’être qu’un loisir de notables, ce qui revient à dire qu’elle est condamnée à ne pas être. Car il ne saurait exister de poésie d’apparat. Méthodique ou imprévisible, intacte ou appliquée, la poésie doit se faire violence. Le reste est littérature, comme on dit.

    La seule question valable serait donc la suivante : face à la violence anonyme du monde tel qu’il crève de fonctionner, peut-on se payer le luxe d’une violence aveugle ? Le principal écueil qui menace chacun d’entre nous, poète en puissance tant qu’il se veut « l’éternel perturbateur » décrit par Kateb Yacine, c’est celui de répugner à reconnaître ses ennemis. Il n’est jamais inutile de convoquer les figures de Villon, de Rimbaud ou des surréalistes pour se rappeler à quel point ceux-là n’ont pas craint de le faire. René Char ne s’inscrivait-il pas en actes et en mots contre ceux qu’il désignait comme « une sorte d’hommes toujours en avance sur ses excréments ? »

    À l’heure paradoxale où les assis sont en marche, où les masques tombent et sitôt se recomposent, où la poésie a été reléguée à la marge dont elle n’aurait jamais dû sortir et à sa condition vitale d’anonymat, c’est peut-être à nouveau du fond des crânes fébriles incandescents que se nourrit l’attente et pourra germer l’émeute.

    Dans la communion qui en découle avec la multitude des alliés, saboter la mécanique du spectacle devant l’effondrement permet aux poètes de se prémunir de deux autres risques : le réflexe misanthrope d’abord, lequel doit rester l’apanage des réactionnaires de tous poils et de leurs basses œuvres ; à ceux-là qui ont trouvé dans la fabrique de boucs émissaires une industrie rentable, on n’opposera jamais assez l’idéal de solidarité, seul remède susceptible de réorienter la colère vers sa juste cible. Ensuite et surtout, le second risque réside dans le retournement de la violence contre soi-même, la tentation de s’extraire du monde parce qu’on refuse de s’y conformer.« Mais un jour peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité vraie. Entre-temps, puis-je dire à quel point je suis contre ? ». Alejandra Pizarnik, comme Stanislas Rodanski, Sylvia Plath, Maïakovski et tant d’autres, témoigna de cette inaptitude intransigeante à exister dans un monde anti-poétique. Leur trajectoire incarne au plus vif l’aventure poétique, dans sa plus tranchante urgence, alors même que leur issue la désarme et l’invalide. Cette négation en est la condition paradoxale, à la fois vitale et fatale, qui la suscite en même temps qu’elle la condamne.

    Car il s’agit encore et toujours de changer la vie, à nouveau d’inventer l’inconnu.
Et de chercher l’impact. Toujours. L’impact plutôt que l’équilibre.
Pulsion riche des perspectives qu’elle libère, menaçante par la spirale qu’elle inaugure, la violence n’est viable que par ce qu’elle recèle d’intention créatrice :
« Grave au couteau le bruit de tes pas ! » commande Maria Soudaïeva.
    Soit ! Et c’est en s’abreuvant directement aux nuages, en insultant allégrement l’avenir, en maudissant maquereaux et négriers – ces porcs n’auront pas ta flamme –, en riant à pleins poumons et en pleurant à chaudes larmes, en dilapidant l’abondant capital, en abattant la spéculation mortifère, en s’aimant sur les cendres de l’incendie, en précipitant la fin des temps, c’est ainsi qu’on répondra au plus près à l’appel ultravocal de Frankétienne : « Il faudra, première condition de toute réussite, que le désir soit plus violent que la peur. »
Sus à la schmittaille
Honneur aux clandestins
Mort aux milliardaires
Place aux coquelicots



(10/2018 _ Corentin Gallet)



FAIRE TERRE





Je manque toujours d’imagination lorsqu’il s’agit d’observer la terre et ses fonctionnements. J’ai tendance à simplifier le temps et l’espace. J’ai des mesures enfoncées dans mes perceptions. Déposé devant la nature, je suis l’idiot moderne et mon corps est handicapé d’arrogance. Seuls mes yeux crevés par l’épileptique spectacle 2.0 peuvent y voir encore une immobilité indifférente. Seuls mes tympans percés par le brouhaha médiatique peuvent assister à un silence méditatif. D’ailleurs, tendre l’oreille ne suffit pas pour concevoir le perpétuel travail d’érosion et de minéralisation de tout ce qui nous environne. Aussi comment me demander de concevoir la temporalité des sols, des plantes et des pierres ? Mais si je m’arrache, m’efforce de rétablir un contact au monde, alors peut-être que le grouillement parviendra à emplir mes sens. Peut-être que je réaliserai combien je suis une infime parcelle de chair dont se nourrira et se nourrit déjà de bien plus infimes parcelles de vies. Je me déplace dans un ensemble de joyeuses bactéries qui me font vivre et provoqueront ma mort. De même que je provoque la mort tout en faisant vivre. Pour l’instant, je macère encore. Car la terre est une bouche multiple qui mastique avec la patience d’un chat qui s’étire au soleil. Je crois franchir des rues, des sentiers, mais en réalité, je me déplace sur une langue débordante, perdu entre des papilles plus grandes et plus actives que mes mots, que chacun de mes muscles. Je trébuche souvent et m’étale dans ses flaques. C'est qu'elle salive à la vue de mes rides, de ma peau qui bientôt sera sienne. Aussi faut-il animer ma relation au monde. À cet appareil digestif merveilleusement étendu à l’échelle d’une planète. Pour paraphraser Simone Weil, un homme seul face à la Nature n’a que des obligations et aucun droit. La terre n’enregistre aucune réclamation. Il lui suffit d’attendre et son attente est une fièvre souveraine.
Une bouche multiple dont les sucs n’ont rien à envier à nos estomacs.
Une bouche comme une vulve.
Une vulve comme un cimetière.
La terre nous engloutira – et elle jouira de nos corps décomposés.

    De plus en plus sont désespérés devant l’état du monde et tant de bêtise organisée, fabriquée, maintenue sous différentes bannières auxquelles nous sommes tous étroitement enlacés : confort, progrès, croissance... J'en témoigne : je suis une de ces bêtes. Mais je sais que l’espoir est ce qui me rend plus bête encore. Ça n’ira pas mieux. Certaines infections discount ont cru que mettre du vert à l’arrière de leur logo nous ferait béatement oublier la criminalité de leur existence. Mais plus personne ne souhaite confier les tumeurs de notre planète à ceux qui se sont fait un commerce de ses métastases. On s’en plaint, on connaît leurs adresses, alors comment se fait-il qu’ils règnent encore ? Simple. Le message circule sur nos murs : il est plus facile d’assister à la fin du monde qu’à la fin du capitalisme. Nos corps mêmes sont chevillés aux calmants du divertissement, de l’accès aux grandes chaînes commerciales, aux sucres qui gonflent nos globes oculaires et les recouvrent de la mollesse du spectateur ultime. Quand la terre pousse à l’action fertile, âpre et patiente, à la réciprocité, à la mise en commun des efforts, le spectacle s’est toujours goinfré de nos passivités, encourageant les fuites infantiles, car il ne demande rien de nous. Et voilà qu’il atteint l’une de ses phases terminales : on commente nos effondrements et on se regarde commenter nos effondrements. Pendant ce temps, la police des États signant traités écologiques après traités écologiques encerclent les grands pollueurs pour mieux les protéger des quelques attaques populaires. La pensée par slogans ne réduit plus, elle ment – elle ne ment plus, elle “raconte une histoire”. Enfin, elle parie sur notre manque d’imagination : « Soyez réalistes ! ressassent-ils inlassablement, les espèces disparaissent à une vitesse sans précédent… mais il faut bien garantir votre liberté de consommateur ! » Soit. Ainsi pour continuer à vous chauffer : vite, un poison !

    Les puissances politiques utilisent, à tour de rôle, le bouclier de notre vénalité pour défendre de nouveaux prêtres à cols blancs, fous de sacrifices. Ils ont l’esprit embrumé des fanatiques transhumanistes trahissant la terre pour mieux rêver d’aristocraties spatiales et remuent des encensoirs chargés de gaz lacrymogènes. L’utilisation délirante de leur arme favorite en dit long : briser les souffles, clore la vue, brûler les visages. Ce gaz ne pouvait mieux traduire sur nos corps l’effet (à un degré dérisoire) d’une pollution environnementale structurée et rationnalisée par des calculs économiques. Interdites en temps de guerre, ces armes chimiques vivent une fête sans relâche face aux populations réfractaires. C’est une déforestation des imaginaires qu’ils cherchent à produire. Ils n’arrêteront pas de nous asperger la pensée d’un Roundup idéologique tant que nous n’aurons pas saboté l’origine même de sa production. Plutôt que se contenter d’accumuler les petits gestes pour la planète à travers lesquels on voudrait nous réduire et nous culpabiliser, plutôt que de pétitionner en silence et à l'envi par écrans interposés, sabotons les raz-de-marée policiers sur les zad, la lèpre des lobbyistes, les éruptions de nihilisme industriel, les paravents dressés devant les enfants nés sans bras, les marécages des gourous spécialistes en écoblanchiment de nantis, les produits plastiquement bios qui nous étouffent sous les bourrelets macabres du libéralisme vert, sclérosé en-dedans. C’est à bras-le-corps que l’intervention écologique se fait, de même qu’un paysan s’attaque à un champ – jamais seul, il n’est pas question ici de jardinage. Patates dans les pots d’échappement des voitures officielles et dans les gueules à discours vides ventant une procrastination écologique avec tant de force qu’on aurait pu en faire d’efficaces éoliennes depuis longtemps. On nous veut léthargiquement individuels, corps obéissants, apathiques, limités à des révoltes réactionnaires de comptoir, alors qu’il nous faut inventer de nouvelles communes à chaque instant, de nouveaux terrains vagues où planter nos échafaudages. Même malade, la terre demeure bien plus vivante que l’homme moderne et il serait temps de la prendre en exemple : pas de centre mais un mouvement acéphale où le chaos est accepté comme fondateur.

    Parfois j’ai bien le sentiment qu’il ne se passe rien, et puis tendant l’oreille, la musique de notre lente décomposition m’atteint en vibration, et m’agite en danse. Doucement, j’en viens à l’instant, rien que l’instant. Je me mêle aux sols, plonge et y exerce quelques mouvements de brasse. Ma peau se déchire tendrement. Des déchets me fécondent. Des larves me pénètrent. Du terreau m’entre dans la gorge. Je deviens tellurique. Comme la terre, j’accepte et me compose de désordres et d’incertitudes. Et ma nage rapide m’enfonce et m’éparpille. Je suis mêlé aux racines. Je suis compost et m’éclate ici et là. Et puis quelque chose venu de mon ventre se jette à la surface et grimpe le long d’un tronc. S’enroule. Un lierre à la voix frémissante. Bientôt liane ! La liane est celle qui fait lien entre sols et canopée. Faisons-nous liane ! Leurs tiges s’adaptent aux habitats qu’elles enrichissent, et elles s’avancent en usant d’autres plantes comme support, sans les parasiter ou les étouffer, au contraire, elles facilitent les dialogues entre les différentes espèces qui y résident. Écrire chaque phrase comme liane. Qu’elles franchissent et composent l’inconnu des forêts, là où d’anciennes peurs pouvaient nous arrêter. Laissons les lianes nous envahir. Comprenons qu’une ville n’existe que par ses capacités de jungle. Lorsqu’elle noue, grouille, remue et se compose des milliers de figures. C'est la justice sociale qui fait notre écologie, et les Champs sont à nous! Qu'ils accueillent nos batailles, et se peuplent de nos lianes! Faisons-nous lianes et proliférons ! Je suis liane ! Je m’enfonce dans la densité des environnements qui encerclent. Je possède en moi une extension sans limites, me régénère en cas de chute, de brisure, et ne connais plus les frontières des pots en plastique fade, propres aux plantes d’intérieur. On me croit immobile quand je suis la liane qui rampe autour du cou d’un géant âgé et l’abat, fait l’éclaircie nécessaire à l’apparition de nouvelles pousses. On ne le dit jamais assez bien que les forêts nous y encouragent : il faut souvent abattre les colosses, par le feu parfois. Provoquer les friches afin de revivifier les sols. Accumuler des chablis, lorsqu’un arbre est déraciné et permet l’apparition d’un trou. Voir comment ce trou devient le lieu d’une nouvelle abondance organique, libère la lumière relançant le processus du vivant, permettant à la forêt de se revitaliser, de se couvrir du multiple. La terre sait qu’il n’existe pas d’identité fixe, qu’un organisme ne se limite pas à une racine absolue, une souche unique, mais abrite plusieurs racines capables de se déterrer parfois, se créoliser, devenir composites, créer des systèmes complexes d’assimilation, de partage d’informations et de nutriments : il faut voir à quoi ressemblent ces fibres qui chargent nos sols, les rhizomes et les chevelures kilométriques des champignons symbiotiques. Et la liane étend ce qui germe en souterrain à des hauteurs et bas-fonds autres que conceptuels : vivre pleinement multiple et arborescent. Aucun plateau n’est stable. Mes plateaux sont saisis de tremblements. Ils remuent en séismes et rencontrent mes voisins pris de secousses, d'essaims, de typhons ! Toutes et tous, nous faisons terre en nous ébranlant vers ces murs dressés dans l’unique but de limiter nos élans et stériliser nos efforts. Abattons-les !


(02/2019 _ Jobard)




ENTRE SOI ET SOIF





Est-ce qu’il faut croire que l’époque est déjà en état de grande sécheresse ? On s’en désole à la manière de paysans levant leurs yeux vers un ciel inerte. Les gorges sont irritées. Les sillons desséchés. Des langues en tuf, même plus en bois, répandent une syntaxe sableuse. Tout autour : des mots secs, des mots qui crissent sous la dent, brisent l’émail des molaires. Des mots cailloux que l’on donne à sucer pour faire passer la soif, faire croire à l’estomac qu’il sera bientôt plein. Le réel en sort décharné. Les violences systémiques y sont émaciées. On les avale pourtant, dans un mouvement de déglutition machinale, et ça tombe lourd au fond du bide. Bientôt la nausée mais beau y faire, plonger les doigts, caresser la glotte, le relent ne vient pas. Il est impossible de vomir sans bile, quand cela fait des années que l’on est gavé de vide. Mots vidés. Mots creux. Mots creusés. Mais la sécheresse est un effet d’optique bien connu des steppes médiatisées. Mon pessimisme habituel a tendance à me glisser en creux d’oreille qu’avant l’heure, il est déjà trop tard, et pourtant j’entends encore des réponses neuves aux questions Que faire et quoi boire ? Il n’en faut pas plus à ma révolte. La salive revient devant la justesse d’un cri insurrectionnel, dans le rire d’un graffiti isolé, la pertinence d’une remarque entendue au hasard, en assemblée ou au détour d’un comptoir. Il n’y a pas de règle : c’est miracle de trouver encore des mots qui galvanisent quand ils sont tant à avoir été galvaudés. Les pluies d’un poème, les grêles d’un chant, d’un article ou d’un livre, rares et battantes, viennent mettre à nu nos fissures et nous gonflent de joie, d’amour, d’ivresse, de haine, de colère, de quelque chose qui est soudain tangible, dans lequel il est soudain possible d’exercer quelques mouvements de brasse. Voilà nos balises ! Les bouées jetées dans notre volonté d’enlacer l’aléatoire et changer de rive ! Mais nul n’est à l’abri de tempêtes, et on se surprend à vouloir boire la tasse, s’oublier jusqu’au coma, couvrir une nudité soudaine sous des vagues de remets-m’en-un, sacrifier nos corps et les abandonner à fond de cale, les confier au confort fataliste et ridicule du hoquet. Parfois, nous recherchons la noyade en réalisant que la soif n’était qu’une accumulation douloureuse de silences.

    Aussi, conservez votre salive à ce qui en vaut la peine. Le danger est grand de sombrer dans les paroles vaines du grand brouhaha qui nous cerne. Prendre la parole, ça n’est pas la déverser façon torrent de boue, dans l’espoir d’emporter tout ce qui fait face. Gare aux baves ! Les discours fleuves sont souvent les réflexes d’eaux croupies éclaboussant à voix haute pour se persuader qu’elles ont du pouvoir. Celles-là qui attirent des meutes de pochards trempant leurs langues dans de minces mares. Leurs papilles raclent contre du gravier et en réalité, cette absence de profondeur les rassure. Vaguelettes de sophismes venues aguicher la soif des plus désespérés. On croit parfois que c’est là que l’on pourra se désaltérer et pourtant, à bien y regarder, voilà une eau qui donne des coliques. Les flaques du spectacle ne savent que refléter la hauteur sans jamais l’atteindre. Aussi, ne crachez pas trop vite. Laissez la science du mollard à ceux qui manquent de décence et dont le regard myope ne perçoit rien dans la distance, s’arrête en cul de bouteille tout en cherchant à imposer leurs postillons. Rien n’apporte moins d’ivresse que cette soif de puissance, d’étalage narcissique, de prédation déversée en avalanche. Impulsion morbide et sans fond d’alcooliques méchants, de chiens de garde lapant des fonds tièdes. Soif du confort, inquiet devant ce qui s’apprête à faire chavirer ses positions. Soif qui ne saurait choisir entre le pont et le plongeoir. Soif de l’esprit de colonisation venu tracer les frontières, imposer les limites, encercler les peuples. L’alcoolisme libéral répand ses hépatites écologiques et ses cirrhoses sociales. Les nerfs sont touchés et ils jugent tout effort d’émancipation comme on condamne les tremblements d’un delirium tremens sans comprendre qu’ils sont une étape de libération. Car celui qui s’oppose à cette soif macabre subit un lent sevrage. Il entend d’étranges murmures : « S’il ne veut pas continuer à s’abrutir à nos alcools frelatés, asphyxions-le, crevons-lui les yeux, coupons-lui les mains, ouvrons-lui la gorge. »

    Car l’ivresse est belle, ne nous y trompons pas. Ce n’est pas une mince affaire que d’enivrer les ivrognes de carrière qui lèvent le coude chaque soir. Les nuits des vendredis et samedis soirs prolongent alors la mécanique d’un travail qu’ils ne quittent jamais. Certains pensent que la pause est venue et ils entrent au bar comme on pointait à l’entrée de l’usine, tirent fierté des heures supplémentaires, jugent les collègues de comptoir à l’aune de leur productivité, méprisent les sobres qui ne peuvent tituber la cadence. On peut boire de tout, mais pas avec n’importe qui. À force de faux-semblants, ils ont oublié que la soif d’ivresse est un état d’éveil. Elle est sans ambition mais elle a la prétention d’embrasser le monde ou rien. Elle ne sait se projeter que dans un partage honnête, dans des bals déliés, des accolades de réconfort, des rêveries de grande ampleur, des idées d’actions directes suivies d’actions directes, grandioses ou ratées, on aura tenté l’affaire.

    Le temps n’est donc pas à la sécheresse. Pas encore du moins. Cependant nous avons soif à une époque d’aridité organisée. On nous veut secs ou complètement anesthésiés d’alcool, de calmants, de chanvre – déshydratés. L’imagination est détournée en mirages : « De quoi vous plaignez-vous ? L’oasis n’est plus si loin, regardez ! Et bon courage ! » On rampe un peu plus, et du haut des dunes, ces vautours nous observent dépérir en attendant que nos os blanchissent. Ils savent que le temps est avec eux quand ils demandent aux morts-de-soif d’être encore un peu patients, bientôt le ruissellement. Mais nous ne sommes plus là pour attendre, l’œil ne veut plus se contenter d’être rivé sur la scène – il n’y a plus rien à contempler entre l‘horizon et soi. Répétons-le : nous ne voulons plus voir mais boire. Nous n’avons plus soif, nous sommes assoiffés. Sortir de nos résignations exerce une violence soudaine dans nos projets d’hydratation. Nous avons soif jusqu’à briser les vitrines des plans austères pour entendre un bruit de cascade. Jusqu’à crever les vessies dressées comme des lanternes. Jusqu’à dynamiter les barrages fabriqués autour d’un paradis fiscal. Leur désert prend tant de place que ma tête aurait implosée si on ne l’avait plongée dans un grand bol d’eau glacée au sérum phy. Qu’on fabrique plus de fontaines ! Notre violence épouse une chorégraphie similaire aux danses de la pluie. Nous avons la soif des mauvaises graines. Et c’est probablement la soif la plus souveraine. Car nous ne parlons pas d’un besoin de se désaltérer, d’assouvir un désir passager. Comblez la soif d’une semence et étendez-vous en pousses, en feuilles, en troncs et lianes. Nous buvons la démesure dans la toundra quotidienne, même si elle ne se présente parfois qu’en rosée. Nous buvons à la source de l’éternel retour. Nous avons la soif diluvienne. Nous buvons les mots et les instants en recherche de gais savoirs : il n’y a plus de sécheresse dès lors qu’on réalise combien l’on est soi-même goutte ayant dans le corps une rage de vague scélérate. Nous n’aurons de cesse de provoquer l’averse, la commune, le débordement. Se précipiter ensemble. Crever les nuages. Remplir les verres de nos présences et non pas d’artifices. Trinquons !


(06/2019 _ Jobard)




SABOTER LA HONTE





Une ombre vient me prendre les joues et le front. Une ombre dans laquelle je voudrais me fondre, me confondre, pour ne plus être là où je suis, être ce que je suis, voir ce qui m’est opposé, penser ce que je pense. Je ne veux plus rien sentir car toutes mes sensations me trahissent et mon corps entier désire sa propre perte, s’annuler, s’enfoncer. Impossible de fuir face à la honte : il faut creuser. Ici, là-bas, moi, mon corps, ce souvenir, cet échec, ma mère, mon père, mon sang et mes os, ma bite et mon clito, mon humiliation, celle que l’on s’impose ou celle qui nous a été imposée... Avoir honte de sa misère ou de son confort revient au même ; toutes deux sont atones et renoncent à la moindre liberté. Si ma honte est profondément intime, j’aurais tort de croire qu’elle n’appartient qu’à moi. Parce qu’elle est d’un égocentrisme pur, elle tient une place de choix dans l’ennui moderne, dans les chairs de chacun, dans la surveillance généralisée – la honte me suit comme mon ombre.
De l’ombre au feu : un pas seulement.

Je dors mal. L’insomnie se blottit tendrement entre les vertèbres de ma nuque. Mon regard s’encombre d’un écran devenu le miroir grisâtre de ma honte. Je ne peux rien y faire. Je ne sais plus rien dire. Tout est à la fois trop visible et fondamentalement indicible : le trop-plein d’images accompagne une perte de sens. Aucun mot ne peut me venir en aide. Malgré moi, je n’avouerai rien. Je n’en suis pas capable. Et pourtant je suis innocent. Je n’ai rien fait de mal, au contraire. On dirait que la honte s’acharne à m’assiéger alors qu’elle ferait mieux d’aller s’occuper ailleurs, tout autour, là où le spectacle fabrique sans se lasser de nouvelles inquisitions, là où se répandent les stigmates et les mensonges, là où l’on juge tout ce qui perturbe l’uniformisation des corps et des esprits. Ainsi inondés, nous nous dissimulons – non pas invisibles, mais décoratifs.
Que peut-on y faire ?

Je ne peux plus m’endormir. Je ne peux que serrer les dents ou me cacher pour pleurer: mouvements connus de tous entre la grande enfance et la petite vieillesse, lorsqu’il est encore trop tôt ou trop tard pour se soucier du regard des autres. Je ne peux que dissimuler mon visage et mes lâchetés à l’arrière de moignons ridicules. La honte et la solitude qu’elle accentue sont ces mains trouées qui parviennent encore à nous mettre les fers aux pieds. Plus de danse ; plus de geste. Un asthme rouge qui monte au visage, un désespoir immobile, une soumission à tout ce qui domine. Mais rien n’est plus banal. Nous sommes légions à ne plus parvenir à dormir tranquillement, à nous surveiller l’imposture, à la laisser croître si cela permet
d’être plus conforme. Il y a toujours contagion. Souvent, une maladie honteuse ne se transmet que parce que l’on a gardé le silence – parce qu’il était plus facile de préférer le silence à l’aveu.
Et que peut-on y faire ?

Je ne dors plus car je subis le monde tel qu’il est: un lourd crachat qui tombe. Je ne trouve aucun repos car je fais partie d’une humanité qui ne sait pas résister à son lent suicide. Je suis intranquille car je ne sais que subir mes hontes. Mais le danger n’est pas dans le mépris que l’on pourrait ressentir envers soi-même : en découlerait une misanthropie ordinairement confondue avec du cynisme. Le glissement réside dans le fait que si, malgré soi, on se nie, cette négation de soi devient rapidement haine de soi. Or la limite est mince entre la haine de soi et la haine de l’autre.
Mais que peut-on y faire ?

Nous embrassons à pleine bouche les lentes catastrophes qui viennent parce qu’elles composent déjà notre monde et les êtres que nous sommes. Nos gestes quotidiens témoignent d’aliénations morbides face auxquelles nous demeurons d’impuissants voyeurs. Rien de moins étonnant puisque ces gestes nous lient à nos passivités, à nos besoins d’être divertis de ce que nous pourrions être : des énergies de haute révolte, des flâneurs démesurés, des acrobates d’apprentissages perpétuels, des imaginations fertiles, de joyeux saboteurs d’un réel trop honteux à vivre. L’être humain est le seul animal à vouloir être détourné le plus souvent possible de ce qu’il est. D’où nos soumissions forcenées aux gadgets gafkaïens, applis interchangeables, et toute prothèse venue masturber notre confort pour parvenir à une éjaculation de dopamine. C’est une fois que l’excitation est éteinte que la lucidité nous griffe et réalise le vertige effroyablement vain de ces impulsions manufacturées, manipulées du début à la fin par des intérêts côtés en bourse. Doucement, nos désirs font datas et notre humanité s’éloigne. Une claustration molle s’effondre sur nos ventres et vient briser nos cages thoraciques. L’ordre qui maîtrise nos désirs est le même que celui qui contrôle nos hontes: n’est-il pas curieux qu’une journée passée à scroller inutilement sur quelque application conçue pour gagner de l’argent sur nos pertes de temps suscite plus de honte que le nombre croissant d’hommes et de femmes noyés en Méditerranée ? Et l’indécence s’interroge encore : que peut-on y faire ?

Que peut-on y faire ? Il faut se défaire de la honte. Quelles que soient ses formes, elle représente l’une des pires autorités en ce qu’elle garde le silence, tait ses lois, industrialise les non-dits, et trône en-deçà du langage. Refusez de lui donner le moindre pouvoir. Dégagez-vous de son épuisante étroitesse. Parce qu’elle encourage l’immobile et la confusion, elle enseigne l’ignorance. Elle fait de nous des fantômes incapables de hanter nos propres vies. Ainsi, passons à autre chose : allons cramer des data centers et les restes cadavériques d’un dieu moralisateur qui n’en finit pas d’expirer son haleine nauséabonde. On ne se méfie pas assez de ceux qui dressent l’épouvantail de la honte à tout va. Enlevez la poussière de leurs paroles de procureurs aigris, vous verrez d’autant mieux les furoncles qu’ils ne parviennent pas à éclater. Ils chérissent l’archaïsme de la honte et entretiennent sa mise en scène à la manière de gourous véreux. Saboter la honte revient à saboter les structures toxiques de domination dans lesquelles nous vivons, car elle ne tient pas à ce que l’on fait mais à ce que l’on est.Tant qu’il aura un semblant de pouvoir, Ubu n’aura jamais honte de rien, c’est bien à ça qu’on le reconnaît. Il se moque de vos interrogations éthiques ou de vos insultes. Le piège du doigt pointé nous ensevelit dans un cauchemar de surveillance et de culpabilité. La honte se refile, personne n’en veut. Il faudrait tout juger, sans trêve, pour conforter sa crainte de la vie, pour biberonner sa peur face à nos pulsions ingouvernables. Une solution pour déborder la honte: refuser le jugement. Refuser la réaction, passer à l’action, renverser Ubu, où qu’il soit.

Au plus vite, saboter les petites hontes imposées parce qu’il nous arrive de fuir des responsabilités illusoires, de ne pas vouloir aller travailler, ne pas vouloir actualiser ma situation à pôle emploi, déserter les logiques de performance, ne plus comprendre les raisons d’un vote, affirmer un amour autre, occuper une forêt, bloquer un rond-point, applaudir les grèves, vomir sur la productivité, le drapeau, les honneurs hypocrites, voler un supermarché, attaquer à la boule-puante les pensées en décomposition, déchirer la chemise d’un DRH, poser un graffiti vengeur contre une insultante propreté, pratiquer l’ivresse, outrager à tout va, danser malgré les dernières sommations, mettre le feu à ma Clio, briser le bitume, prendre un morceau de bitume, jeter le morceau de bitume contre tout ce qui me fait honte: cette étrange participation au maintien d’un système qui s’écroule en lui-même. Étrange puisque ma seule présence – même invisible et décorative – lui suffit.
L’inaction est complice.
Le pacifisme collabore.
Sans le sabotage de nos hontes, nous nous condamnons à la folie dans laquelle se noient déjà ceux qui nous gouvernent. Jetons au feu les dernières limites que l’on s’impose.

(11/2019 _ Jobard)





SABOTER LA VILLE





Un banc où m’asseoir. Pas de banc où s’asseoir. Les bancs sont suspects, on pourrait s’y rassembler en vue de com- mettre des violences ou pire, s’y arrêter pour contempler sans vitesse, alors on les a remplacés par des chaises clouées au sol, encadrées de palmiers déposés dans de gros cubes gris remplis de cailloux blancs aux faux airs de graines. Vitrines. La musique d’un magasin est pertur- bée de temps à autres par une sonnerie d’alarme. Des vigiles bombent le torse entre deux siestes. Je ne suis même pas dans un centre commercial, je suis en ville. Une ville interchangeable dans son allure de centre com- mercial. Vitrines. Toute la rue sent le centre commercial, c’est-à-dire l’hôpital psychiatrique, la salle de fitness, la maison de repos, le rayon bouffe pour animaux domes- tiques, la promo fraîche et alléchante. Déambulons en- semble, nulle part, toujours confinés. Odeurs de parfums artificiels ; odeurs de plastique neuf ; odeurs de vitrines. Des groupes adolescents circulent d’un magasin à l’autre, léchant les devantures où s’entassent leurs désirs et leurs frustrations, là où s’expose tout ce qu’ils n’auront jamais. Ils attendent qu’il se passe quelque chose : les soldes ou le vol. Briser la vitrine et s’emparer de ce qui nous nargue en fredonnant « C’est pas la faim, c’est la gourmandise qui fait entrer armé dans un magasin. » La tentation est belle. Pas d’autre moyen de décrire le calme plat d’une métropole à la propreté d’hôpital autrement que com- me une intolérable provocation, surtout lorsque tout le monde sait où elle dissimule ses ghettos et ses bidon- villes, et quels sont les quartiers où elle collectionne les logements vides. Cependant, même si la métropole nie sa propre misère et ensevelit la terre, il est creux de l’oppo- ser à la campagne – voilà bien longtemps qu’elle l’a colo- nisée, ne serait-ce qu’à travers son langage. La métropole domine la langue en ce qu’elle la produit et l’impose com- me une vitrine entre nous et le réel. On connaît la chanson situationniste : «Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions de production s'annonce comme une immense accumulation de vitrines.» Toute notre poésie est anti-vitrines.

Soyons honnêtes malgré l’absence de grand air, le béton a son charme et les pavés ont leur utilité. Le joyeux bordel d’une rue, d’un marché, d’un quai, d’un coin d’épicerie nocturne offre l’inépuisable manuscrit à des poèmes qu’aucune écriture ne pourra saisir entière- ment. Il faut se faire œil à fleur de peau. On n’a jamais fini de voir des débordements de ville, de la beauté minime d’une plante surgie depuis une fissure du bitume, aux pa- roles attrapées au vol d’un hasard. Aussi ne nous leurrons pas : il est particulièrement agréable et confortable de dis- paraître dans une foule. Le métro bondé est un plaisir qui agite le quotidien de milliers de personnes: il y a de la

consolation à être emporté par un courant, aussi claus- trophobe soit-il. Sortir d’un bar et faire du trampoline sur le mobilier urbain me semble être un exercice par- faitement sain. Mais habiter en ville, c’est aussi le plaisir malsain de pisser dans de l’eau potable – même si le fait de la savoir chargée en calcaire ou en tritium vient par- fois gâcher l’ambiance. La ville triomphe tant qu’elle s’est débarrassée de sa vieille réputation d’égocentrisme en partageant ses pollutions par-delà ses limites. Et puis la crise écologique qu’elle accentue permet à de nombreux citadins d’enfin trouver un moyen de piéger leur ennui : leurs crises existentielles peuvent s’effacer à l’arrière des catastrophes naturelles observées comme un feu d’arti- fice.

Je me souviens du plaisir de randonner dans une ville hostile. Tout à la fois fourmilière, cité fantôme, asphalte mouvant, souvenirs vestiges, tours vertiges, tours émouvantes – l’œil chavire. Ma contemplation s’en- fume quand la métropole écrase la rue. Une métropole qui se respecte n’autorise pas nos naïvetés. Elle moque ou manipule la charité – elle singe ou séduit la prison. Entre deux constructions de bureaux rigides, elle est parvenue à rendre habituelle la présence de groupes militaires flâneurs, bayant aux corneilles. Elle m’a ap- pris à fermer ma porte à clé, vérifier le verrou, marcher au rythme d’un toujours-en-retard, frauder les différents types de portiques (portes battantes, tourniquets, vitres mécaniques, portillons automatiques), esquiver les con- trôles, repérer le pickpocket, surveiller mon sac, choisir la sortie la plus adéquate, rejoindre le cortège de chômeurs affairés, travailleurs précaires, étudiants sans le sou, in- dividus mobiles et déters, courir sans courir après som- mations. La ville est une question de techniques. Elle im- plique un savoir-faire multiforme dont la teneur consiste à faciliter la capacité à se fondre dans la masse. La ville est un espace stratégique: traverser la rue ou reculer. Apprendre à défaire le bitume, conduire un transpalette, une pelleteuse, un camion malaxeur de béton, une grue télescopique. Savoir où sont les drones, les caméras, les ballons syndiqués, les brav et à quoi correspondent les codes chromatiques des gyrophares.

Les urbanistes savent que la ville produit ses ha- bitants. Il n’en faut pas tant pour que les habitants pro- duisent leur ville. Il est possible d’agir sur elle à l’aide de menus mais constants sabotages de notre environne- ment direct : autrement dit, une attention précise à ce qui nous entoure, apprendre à lire et écrire un langage com- mun qui s’oppose aux décrets et novlangues – argots, tags, jungles et chants organiques rendant impossible l’immobilité architecturale. Partout est à nous, alors lo- geons-nous ! Les nantis ont déjà fait le choix du bunker à celui de la rue. Ils ont déserté la ville et ne dévoilent leur présence qu’à travers du spectacle anesthésiant et des dispositifs militaires de déambulation. En plus des caméras à reconnaissance faciale promises par le progrès moderne, le vigile devient la figure privilégiée du travail urbain : les magasins multiplient leurs présences et leur armement. Il faut surveiller les consommations, les con- sommateurs, les caissiers qui encaissent et qui bientôt deviennent eux-mêmes vigiles des caisses devenues au- tomatiques. Des machines nous surveillent surveillant des machines.Tout travail est confondu avec l’exercice de contrôle. Mais qui trouver à l’arrière des écrans de la salle de commandement ? Les palais et les bureaux sont oc- cupés par des chefs décorateurs, chefs guichetiers, chefs machinistes, chefs costumiers, maquilleurs, coiffeurs, suivis de leurs assistants, eux-mêmes suivis de chiens de garde de plus ou moins grande taille. La muséification du tout-vivant leur tient lieu d’idéal. Il n’y a plus personne à l’assemblée, plus personne n’y siège, plus personne n’y prend de décision, plus personne n’y a d’autre utilité que participer à une mascarade sans autre enjeu que nous divertir : produire la prochaine blague qui parviendra à nous détourner de toute prise d’action efficace. Car leur but est clair : il faut éviter le conflit ou la convergence en- tre les solitudes urbaines en les détachant le plus possible les unes des autres. La métropole triomphe tant qu’elle s’étend et étend nos solitudes.

Dès lors où la ville est réduite à des boulevards géométriques conçus pour empêcher toute barricade, à une banalisation de la patrouille et de l’ennui qu’elle traîne derrière elle comme une fumée sans feu, nous ne parlons plus de ville mais d’une police faite rues, trottoirs, parcs et bâtiments. Une prison dans laquelle nous sommes nous- mêmes les plus efficaces des matons. Les ersatz d’échap- pée y sont surexploités : médicaments, drogues, alcool, compétitions, jardinage, peur d’un ennemi intérieur... En ce sens, la ville est le lieu idéal où se construire un cocon paranoïaque, c’est-à-dire une frénésie d’individualisme. D’ailleurs, ne pas être hautement paranoïaque et auto- centré y est hautement suspect. Le danger peut provenir de n’importe où, y compris d’une trahison de mon propre corps, mes propres idées. Je me surveille la santé et la pensée. J’ai besoin d’être géolocalisé en permanence : non pas pour savoir mon chemin, où je dois aller, mais pour savoir où je suis. Dans ces conditions, nous appuy- ons les Mexicains du Consejo Nocturno: « il ne peut y avoir d’habiter dans la métropole, l’inhabitable par excel- lence, mais seulement contre la métropole. » Il faut donc l’embrasser et y comploter sans trêve : dans sa cuisine, sur son lit, son ordinateur, chez son voisin, sa voisine, en amour et en amitié, en désespoir et en révolte, dans le squat ou le café du coin. C’est d’ailleurs probablement la première utilité d’un zinc : comploter pour tomber une nouvelle fois amoureux d’un∙e inconnu∙e ; pour renverser le pouvoir ; pour se faire offrir un verre par le patron ; pour rentrer tard ou au contraire, parvenir à se coucher tôt afin de préparer consciencieusement le prochain sa- botage.

Alors nous appelons à en finir avec l’usage inof- fensif de la ville. Lorsque le pessimisme s’organise, il vise la rencontre. Aller à la rencontre de. Ne plus être touriste. Ne plus se contenter de ne faire que passer. Refuser de passer. Crier et dépasser. La ville moderne excelle dans la gestion des solitudes. Saboter la ville, c’est sortir de nos absences, c’est-à-dire de nos isolements. La stratégie des barricades, aussi éphémère soit-elle, tient sa beauté pyromane dans la conscience d’une soudaine présence. Il y a de la barricade dans le surgissement d’un spectacle de rue, l’ouverture d’une maison, d’une cantine, d’un sa- lon, d’un canapé-dépliable ou d’une bibliothèque. La bar- ricade, c’est une cabane surprise, le surgissement d’un lieu d’échanges, là où s’exprime une langue de terrain. Nous avions parlé de l’importance de se faire lianes dans une ville à se réapproprier (voir #6). Il faut accumuler les lianes et planter des jungles à chaque croisement, car nous sommes aussi là où s’agite le feu naissant au milieu d’une route. La poésie s’infiltre dans les volutes de fumée s’élevant d’un silence insensible. Poésie noircissant de son feu les vitrines. Poésie gravée avec des bris de verre sur les murs de la ville.

Sortis de nos confinements, lors d’une dérive sauvage, nous irons déboulonner toutes les chaises clouées au sol pour en faire des tours, hautes et majestueuses. Nous nous assiérons en divers endroits afin de rire ensemble devant une rue devenue commune et viscères. Ces bar- ricades seront les plus beaux bancs sur lesquelles nous étendre. Les mots y seront toujours projectiles.
(03/2020 _ Jobard)






PIÈGE LE PIÈGE






Je suis somme toute d'un naturel rêveur. J'aime balayer la journée des soucis qu'elle contient. Le piège, tout bien pesé, j'ai pas trop envie d'y penser. Ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. Mais quand il s'agit de signer un texte à publier je me pose la question, je change d'avis. Vanité, oui, c'est par toi que j'entre dans ce traquenard. Sur l'étendue de la page blanche où les rêves prenaient forme, j'ai posé le premier mot et leur engrenage me suggère que je n'en ressortirai peut-être pas entier.

C'est assez technique au fond un piège. Pas très émotionnel, très peu affectif, plutôt mental. Ça demande de la rigueur, et pourvu que l'on s'applique, ça vire très vite à l'obsessionnel. Quand on y pense, on ne pense plus qu'à ça. C'est le propre du piège: y être scotché, ne plus pouvoir y échapper. Quand on en tend un, il faut en tendre d'autres, faire « toile », assurer ses arrières. C'est une sacrée inquiétude qui se cultive et finit par avoir ses exigences et son intendance propre. Faut y voir un bien gros gain pour mobiliser tant de moyens. C'est vraiment un truc de pro assorti d'une passion. En bref, une voca- tion : maffieux, politiciens, chasseurs, prestidigitateurs, grands managers, joueurs d'échec, financiers, pervers.

Pour commencer, le piège comme cruauté organisée pue la mort. On piège la vitalité chez l'autre pour l'amener à l'impuissance, éviter qu'elle dérange ; ou parce qu'elle fascine, on l'incorpore en la domestiquant. En cherchant un peu, on s'accapare des vies entières en les faisant travailler jusqu'à la mort, on invente l'esclavage, puis l'emploi, les traites, les dettes... La sophistication organisationnelle allant son train, les techniques de piège s'affûtent, avec une étonnante prolifération en période de guerre et autour des zones d'exercice du pouvoir. Elles sont une activité à part entière, une seconde nature, une culture. Notre culture - sacrément efficace.

L'occidental piège comme il respire. C'est un art subtil, fruit d'une pratique ancestrale mêlant séduction, brutalité et planification. Enfumant les perceptions, il sait transmuer la puanteur morbide de ses pièges en une odeur de rose et de promesse de jouissance. C'est sa façon d'étendre ses ailes sur le monde. Il est doué pour se raconter des histoires dans lesquelles on sauve des vies alors qu'on en détruit. Des histoires de techniques qui soulagent du poids des jours, effacent les doutes, la vulnérabilité, éloignent la sensibilité. Jusque dans son langage, la plus petite trace de conflictualité est effacée. Les mots hydroalcoolisés que l'on s'échange nettoient le réel de ses tensions, de ses altérations. La vie, lessivée, perd son goût. La mort elle-même est à ce point siphonnée que son langage devient celui des statistiques. On ne sait plus par où passe notre violence. Or, elle revient plus souvent qu'à son tour sous la forme épurée, machinale, logique et massive de quelque catastrophe apocalyptique dont l'occident a le secret. Question nombre de morts, nos pièges somnifères surpassent les fracas grossiers des jacqueries et la supposée barbarie de tous les peuples « autochtones » réunis.

Nos pièges sont discrets, ne font pas de bruit. Nos pièges sont secrets. Ils se déguisent en promesses flamboyantes, en projets émancipateurs, porteurs de découvertes et d'apaisement perpétuels qui forcent l'admiration. Celui qui aurait l'idée saugrenue de pointer du doigt leur coût vital, leur cruauté intrinsèque gâcherait la fête. L'art du piège est de retourner les évidences. Celui qui dévoile le mal devient le malveillant, et celui qui le cause se transforme en victime. Un peu comme dans les situations d'abus sexuels répétés, personne ne parle, on laisse faire. Et le plus sidérant: le bourreau est respecté. Et bien souvent paré de qualités hors normes qui le rendent insoupçonnable. Nos fables ont préparé le terrain, balayé le réel des outils de la confrontation, ébloui nos regards sidérés, banalisé nos complicités.

Cette fascination que l'on a le plus grand mal à s'avouer est l'assimilation de la domination jusque dans nos chairs. Elle agit par intimidation, par menace réelle de destruction des corps assortie de promesse de protection. La honte comme intériorisation et la destruction de soi par soumission à ce lien ambigu agissent sans mot, par empathie. L'empathie envers le bourreau est le ressort le plus secret, le plus puissant du piège, sa perversion ultime. Le mani-pulateur arrive à ce que la victime retourne infiniment la culpabilité sur elle-même, jusqu'à épuisement, au lieu de la tourner vers le crime. Le pouvoir occidental repose sur le fait de ne jamais se dévoiler comme porteur de qualités viles, mais de les projeter sur les victimes. Car pour être vivant, il faut de l'empathie. Et le propre de l'empathie est d'être malléable. Ainsi, les pauvres, les marginaux, semblent se détruire seuls, par incapacité atavique, impossibilité de suivre le droit chemin tracé par un pouvoir psychopathe. La loi est intégrée par tous. Écraser l'autre devient la marche.

Cela dit, sans parler de malveillance, notre existence est faite d'une myriade de duperies. Qu'on le veuille ou non, depuis l'enfance, on est entourés d'illusions et d'arbres qui cachent la forêt: émotions nouées, désirs troués, mauvaises bouées, c'est la maladie de la vie. On déjoue, on démystifie, on identifie les chausse - trappes qui nous ravissent. Ils sont des obstacles qui nous font trébucher, des tromperies qui nous font déciller les yeux et apprécier les double-fonds du décor. Mais ils se referment rarement entièrement sur nos corps. Pourvu qu'on mette de l'air entre chacun d'eux. C'est une question de pression à maintenir à un degré potable, sinon ça s'emballe. Dans ce cas, je prends la tangente, je me marre. Par l'humour, je piège la vie, juste comme il faut, de travers. C'est le seul piège que je côtoie volontiers.

Ces jours-ci, j'aperçois une mer sur laquelle flottent les fragments d'une concorde en débris. Chaque morceau que je chope est une information à double tranchant que je n'arrive qu'au prix de longs efforts à désincruster de sa gangue d'enjeux multiples. Accaparé par leur abondance, je m'engouffre et me goinfre de com' comme fabrique de slogans binaires, d'agitation algorithmique d'idées qui transforme des débats stimulants en conflits stériles. C'est une perpétuelle tempête dans un disque dur, un flot de colères de clics qui écrasent les phrases, assimilent, rejettent. Même avec mes amis, je n'aborde que du bout de la langue certains sujets aux rivages embrouillés. Or, j'ai, comme chacun, le fantasme de comprendre le rébus qui m'entoure. Mais mon temps disponible fond sous le soleil connecté et je n'en démêle pas un cheveu. J'en ressens de l'impuissance, un épuisement, un burn - out de mon être - au - monde. Les corps sont hors d'atteinte. Mon réel est morcelé, je perds la sensation d'un horizon, et sa possibilité. Je me sens gouverné par le chaos.

Je suis à deux doigts de laisser ma raison se prendre les pieds dans le tapis, fantasmer des pièges derrière tout ce qui est indéterminé, entrer en paranoïa. À deux doigts de suivre la raison qui roule des mécaniques, la raison aux gros bras qui, en quelques syllogismes, empaquète l'énigme de la vie comme un vulgaire produit, profitant au passage de l'usufruit de ce trafic qui s'attarde plus en polémiques - spectacles que dans aucune pratique partagée. À deux doigts aussi d'entrer sur le ring avec ces tarés dont la fixation obsessionnelle de toutes les frustrations se pose sur un sujet expiatoire, ceux pour qui avoir raison est toute la raison d'être. S'opposer à ces personnages est vain. Leurs filets rhétoriques tordus sont une machine hystérique à piéger les vaniteux. Explosons leurs pièges, continuons notre chemin. Allons là où ça vit, là où ça cherche.

Il faut de l'intuition pour naviguer. Lâcher la raison, revenir aux sensations, à l'expérience. Identifier des pièges, ne pas s'y identifier. Éviter les récifs. Flâner, lâcher - prise. Déterrer son humour. Revenir à la raison, la relâcher. Et surtout, revenir au désir, élargir son amplitude. Forts de notre écoute du monde, de nos pratiques, ancrés dans nos liens, dans nos élans tranquilles, nous resterons vivants parmi les vivants. Mais si nous n'avons aucun désir propre, nous resterons les éternels penauds réagissant trop tard aux pièges qui tombent comme une pluie d'automne sur la fin de notre monde.

Entrons dans la forêt des rêves touffus qui nous plaisent, dans la vie affective qui nous aimante. Retrouvons la jungle des sensations, des songes qui se déplient et prenons garde que la raison n'y construise son empire d'ennui en recouvrant le terreau des richesses fourmillantes de nos imaginations. Retrouvons l'ensauvagement, l'ouverture au multiple, soyons poreux, glissons mutants, devenons boutures, ouverts aux aventures, aux pensées flottantes qui perçoivent l'indéterminé, les atmosphères, les vibrations, les mouvements du réel. Voyons l'étrange et le bizarre comme les indices d'une fenêtre qui s'ouvre sur la connaissance.

Il faudra rencontrer les énigmes, les illusions, nous hisser à leur dimension. Faudra s'armer d'un courage qui relie le cœur, l'esprit, le corps et qui nous donne accès à la face confuse de nos actes. Car il y a un piège à croire pouvoir voir le Bien, mieux que les autres, à le déterminer, se l'accaparer et vouloir l'incarner. Il faudra regarder le prédateur en face, éclairer ce qu'il cherche en nous, l'aimant puissant qu'il nous tend, entrer dans ses pièges, s'y confronter, rencontrer l'angle mort où ça se noue, découvrir cette partie de soi dissimulée en soi, et avant que les pièges ne se referment, trouver en eux les nœuds coulants qui les dissipent. À fréquenter le mal comme une donnée qui nous traverse, nous le laisserons faire son job de cruauté innocente, nous le danserons, le dévêtirons de sa peau pourrie, de sa rancœur, pour que la face décapante de sa rage agisse et ouvre des brèches dans nos hébétudes.

Il faudra vivre des instants précieux, des moments de présence où la sensation de s'appartenir s'ancre et croît.

Il y a une révolution en cours, elle n'avance pas par pièges, elle avance par présence affective. Elle parle de rendre compte mutuellement de nos intentions. Qu'au lieu de neutraliser l'autre, chacun aille au fond de ses présup- posés, abatte ses cartes, se dévoile, dévoile ses pièges. Les seuls combats à mener sont ceux contre le secret comme chasse gardée, contre les présupposés comme évidences, contre les intimidations. Pour le reste on laisse tomber les dogmes et on s'empare de nos boussoles pour les aigui- ser par frottements au contact des humains. Fini le délire «on va organiser tout ça une bonne fois pour toutes» en aplanissant nos fraternités avec une bonne stratégie au Kärcher qui piège l'ennemi dans une formule magique. Ré-actualisons l'auto-organisation par le temps passé ensemble, par la mise en jeu des corps dans l'espace public, par la joie comme liberté en acte. En faisant de la singularité et des contradictions l'appétit de nos actions, nous déployons la force explosive de la rencontre, cette bombe que nul pouvoir ne contrôle. Nous nous désengorgeons de la domestication machinique qui endort nos chairs, restreint nos gestes, griffe nos imaginaires, empêche les tentatives les plus folles. Il s'agit de libérer les forces vives, de retrouver l'immunité sociale et la santé humaine.

(12/2020 _ Thierry Bodson)




LE TROU





On a creusé un trou hier. À plusieurs, dans un bois. On avait des pelles et notre sueur. Une simple prévoyance. Creuser la terre. Profiter de ses endroits meules. Rompre des racines. Trouver son humidité et ses vers. Lutter contre sa dureté, ses cailloux, notre fatigue. C’était dans le nord. Dans un bois du Nord, entouré de champs et de purin. On avait vu, pas bien loin, des cimetières militaires pour les poilus américains et canadiens. On s’est demandé Où ont pu passer les cadavres des Allemands. On s’est répondu C’est probablement une question de géopolitique et de mémoire : l’Allemagne n’entretient pas de cimetière dans le coin alors que les Américains payent des jardiniers et un souvenir d’héroïsme. On avait vu, pas bien loin, d’anciens trous d’obus. On creusait en se demandant sur quoi on allait tomber : une bombe ancienne et encore active ? Un fémur calciné ? La racine d’un arbre épais ? Mais on ne trouvait que de la terre et son lent travail de digestion organique. On creusait le trou parce qu’il fallait participer au lent et immense travail de digestion organique. On a creusé ce trou parce qu’on était prévoyants.

Dans les rues de la ville, je déambule. Soudain, l’envie est là, l’universelle démangeaison. C’est le moment de m’isoler, de céder à la pulsion organique et d’organiser ma solitude. Mais je suis loin du bois et loin de chez moi. Hier, nous étions nombreux pour construire de belles toilettes avec des portes anciennes, des couleurs vives, quelques palettes, une fosse à caca et un cadre bucolique. L’ensemble était sans doute légèrement rustique, mais maintenant, j’en perçois toute la richesse. Nulle part où aller. Le besoin monte et rend mes entrailles douloureuses. Des images de chiottes défilent alors que je traverse une foule dense, retrouvant l’esprit des chasseurs anciens, les yeux aux aguets et désespérés devant des toilettes publiques éternellement occupées ou closes : je rêve-éveillé des pires porcelaines de stations-service ; je ne me choquerais plus d’une entrée payante dans un parc parisien avec sa dame-pipi ou son tourniquet automatique ; je pense avec nostalgie au vieil abattant colorié de fleurs chez ma grand-mère, avec le bidet à côté, et à d’autres encore, imprimés de loups hurlant sous une lune chromée. Je revois les wc de l’école primaire, du collège, du lycée, des boulots ; les chiottes de bars sur les murs desquels on découvrait toute une archéologie d’ivresses… J’irai n’importe où ! Un café tout simple et étroit m’irait très bien, mais ils sont tous fermés, et je déambule en maudissant les privilégiés qui m’entourent. Tous ceux qui ont pu chier tranquille, qui savent déjà où ils iront lorsque l’envie viendra, ou pire : qui font caca sans conséquence parce que c’est une affaire qui ne les concerne pas – parce qu’il n’existe pas de balai à chiottes dans les chambres des hôtels de luxe et que c’est pour eux que les « agents de propreté et d’hygiène » travaillent à des heures invisibles. Là est l’origine des salaires de merde et de la croyance que la souillure des un∙es est nécessaire en ce qu’elle permet la survie des autres : les traces que je laisse seront effacées par un toujours moins riche que moi. Mais le caca c’est comme la confiture, plus on en a, plus on l’étale.

Alors la panique me prend. Une haine sourde me suit. Moi aussi je veux occuper un espace d’aisance où je caresserais ma précieuse solitude, nullement dérangé. Dire à quel point « c’est occupé » si l’on vient à taper à la porte. Être occupé, profondément occupé. Retrouver un semblant de position fœtale, entrer en méditation, chercher mon os et l’expulser. J’y passerais un temps bref ou infini, peu importe : l’espace-temps m’appartiendrait. Balek des autres et de l’autour. J’ai trop souvent été perturbé par une famille nombreuse, un internat bruyant, une colocation abondante, une banlieue gigantesque. Désormais, je veux m’isoler pour entrer en dialogue avec un essentiel : mon corps. Mais où aller !? Ma position devient critique et je marche toujours plus vite pour l’anesthésier. Le souvenir de situations-limites lors de défécations tragiques, racontées ou vécues, me submerge : des symptômes malades d’apocalypses, des humiliations traumatiques, des milliers de sous-vêtements jetés (par la fenêtre, dans des cuvettes, sous un buisson), des sauces décidément bien trop épicées, des chasses d’eau pathétiquement inopérantes, des portables souillés au pire moment, des déjections animales retrouvées dans des coins-surprises, un éventail incroyable  d’angoisses totales devant l’urgence de faire, ou ne pas faire, caca…

Et je repense au bois, au trou et là, au cœur de la métropole, la rage me prend : pourquoi ce besoin de solitude ? Pourquoi continuer à me cacher, à embrasser une humiliation hygiéniste !? Je rythme ma respiration, écoute mon ventre. Je sais qu’il y a là un système neuronal fantastique à qui l’on doit notre bonne ou mauvaise santé mentale et émotionnelle. Toute ma frustration et ma colère proviennent précisément du gouffre viscéral qui se creuse dans mon bide. Peut-être que le seul moyen de retrouver une tranquillité d’esprit serait d’assumer ces intestins pleins et retourner la honte à cette foule qui m’impose son regard. Je pourrais me chier dessus simplement pour qu’ils me regardent bien, qu’ils me considèrent. Je profiterais d’être au centre de leur attention pour crier quelque chose de fondamental. Faire un hommage retentissant aux grèves de l’hygiène des prisonniers politiques de l’IRA. En profiter pour étaler ma merde sur tout ce qui me dégoûte. Avoir un caca contestataire. Savoir que je suis un cacatov en puissance… que nous sommes toutes et tous des cacatovs en puissance !

Je ferme les yeux et me retrouve dans le bois. Je sens l’ombre des arbres et le vent dans leurs branches. L’odeur de purin du champ voisin, mêlé aux parfums des herbes diverses m’emplit les poumons. C’est frais et agréable. J’ai ralenti le rythme de ma marche. Des brindilles craquent sous mon poids et j’évite d’écraser les fleurs sauvages. Ma digestion arrive à son terme. L’alchimie est complète et déjà je pense au prochain repas qui m’attend. J’ai retrouvé le trou creusé à la sueur de plusieurs fronts. Nous avons été si prévoyants ! Quelques vers gigotent dans le fonds. Je baisse mon pantalon. Mon attention est désormais précise et experte. J’inspire avec sérénité.

Ça soulage.

(06/2021 _ Amicale Le Sabot)




LE SANG





Je n’ai pas de famille. Pas comme tu l’entends. J’en ai moult et je vogue de l’une à l’autre au gré des hasards et des déterminismes. J’ai eu une famille monoparentale, recomposée et nucléairement stable. J’ai bien plus de dix grand-parents, des centaines de parrains et de marraines, une mafia merveilleuse, des milliers de cousins que je n’ai jamais rencontrés. J’ai vécu des divorces, des veuvages, des incestes, des noces d’émeraude et d’or. J’ai été dans des ménages complexes, de longs célibats, du non-exclusif, des jalousies maladives, des passions vraies. J’ai eu des grossesses difficiles, des anges chéris d’amour, des accidents, des avortements, des fausses-couches, des jumeaux hyperactifs. J’ai été abandonné, adoptée, déshérité, gâtée jusqu’à la moelle, propriétaire et chômeur de père en fils… J’ai eu la chance d’avoir du soutien psychologique équilibré par mes parents. Je n’ai jamais connu mon géniteur et ma mère me battait. Je suis partie de rien, on m’a tout donné au berceau, des études en école privé, jamais eu d’argent de poche. Je suis celui et celle qui écrit et qui lit ce texte. Qu’importe. Je suis dans ta famille. Parent lointain ou proche, frère ou sœur dissimulé dans ton dos, adelphe que tu hais ou aimes, en le sachant trop ou sans trop le deviner. Je viens te rassurer. Ta famille n’est pas si dysfonctionnelle. Pas si tu la compares à la mienne en tout cas. Surtout pas si tu la compares à la sienne, l’autre, là-bas. C’est un cousin lointain celui-là, pourtant. Il a peut-être besoin d’un coup de main. Des galères et des soucis. La famille c’est là pour ça. En même temps il a peut-être une bonne nouvelle à t’annoncer. Un baptême où t’inviter. Vous allez hériter ensemble d’un vieux qui est mort et dont vous découvrez l’existence grâce à cet acte notarial qui soude si bien les familles entre elles. Le sang, c’est important. On s’est perdus de vue, mais on fera une bouffe avec les gosses. Viens avec ta femme, ton mari, ton ami·e, ta colocataire, tes colocataires, tout seul c’est très bien aussi. Oui les chiens ne me dérangent pas, mais je suis plutôt une personne à chats. J’ai moi-même eu un bon chien, un bâtard qui aimait beaucoup les enfants. Il aboyait et montrait les dents, mais c’était pour jouer. La violence n'est pas toujours là où l’on pense. Vous pourrez dormir à la maison si vous voulez on a une chambre d’amis depuis que le grand est parti. Et de votre côté ça va chez vous ? Ce qui est sûr, c’est qu’il y a souvent quelque chose qui cloche dans notre famille. La cousine avec qui t’adorait jouer au foot quand t’étais petit, elle a perdu son boulot. Du coup, son copain est parti. Ça craque comme des allumettes les jeunes couples aujourd’hui. Chaque membre de la famille n’est rien d’autre qu’une allumette plus ou moins cramée. Tata Machine, par exemple, elle a recommencé à boire. Son fils la volait. Son propre fils tu te rends compte ? Mais c’est pas pire que tonton Truc. Avec sa grande maison et sa femme parfaite et sa belle voiture et son super boulot. Il paraît qu’on a dit que selon je ne vais pas te dire qui parce que je ne veux pas faire d’histoire mais enfin bon tu gardes ça pour toi alors et il paraît qu’il aurait touché le gosse de la voisine. Du coup sa fille ne lui parle plus. Sa propre fille tu te rends compte ? Tu vas pas le répéter. Mais on gère bien ça dans la famille. On a de la pudeur dans la famille. Je dis pas. On se transmet les tendresses et les traumatismes de générations en générations. C’est généreux. On a pas d’autre choix que de bien gérer ça. Il y a certains silences qu’il faut savoir garder. Mais on ne va pas trop creuser non plus et le linge sale se lave quand sa crasse s’étale. On peut lui reprocher ce qu’on veut à la famille – d'être trop présente ou pas assez, trop d'héritage ou pas assez, trop d'amour ou pas assez – la famille, c’est la famille. La famille, c’est sacré. Je sais bien qu’il y a des darons, des daronnes qui s’organisent autrement. Qui se laissent élever par leurs enfants. Qui impliquent les copaines qui passent et peuvent donner du temps. Il faut toute une Commune pour élever un enfant ! Un gosse c’est comme un vieux, c’est très organique. Il faut toute une Commune pour accompagner un vieux ! Ou bien soit tu le gardes chez toi, soit c’est l’Ehpad avec une visite par mois, soit c’est le suicide assisté, et pourquoi pas ? C’est ça la famille, c’est sacré, ça demande des sacrifices.

Alors quand tu sors du cadre, du cadre normal, enfin oui tu vois la normalité tu sais ce que je veux dire, évidemment ça impose des jugements et des questionnements : sur la réelle féminité d’une femme, ou bien la réelle virilité d’un homme. C’est ton oncle, du côté de ton père, qui s’est découvert une nostalgie de la famille tradi. Depuis son divorce, il joue les victimes. On lui vole sa civilisation, sa masculinité, et le respect de ses enfants. Je te laisse deviner pour qui il a voté aux dernières élections. C’est pas joli joli. Encore un qui va faire des histoires pour pas grand-chose. Mais va falloir qu’il se calme un peu, parce que quand il commence à regretter les vieux dimanches, avec le patriarche qui levait pas une fesse pour se servir le rôti, merci bien. C’était qui qui devait faire tout le boulot à table et partout dans la maison ? Toujours les mêmes. Alors merci bien. Non mais… « c’était mieux avant » ? et mon cul c’est du poulet ? C’est ton beau-frère, le prof, qui nous disait que comme pour le mot « travail » et son étymologie de torture, la « famille » a une origine honteuse : ça vient du latin familius, le serviteur. Et les Romains disaient familiapour parler du groupe d’esclaves attachés à la maison du maître. Tu m’étonnes qu’on ait si longtemps laissé les charges de la maison aux femmes. Ta belle- soeur dirait que les structures familiales toxiques sont toujours la faute du patriarcat. Et c’est vrai que pendant longtemps, c’était pas le choix pour une femme dans la famille. C’était mère et ménagère. Point barre. Pour beaucoup, ça l’est toujours si on y regarde d’un peu plus près. Regarde chez toi : ménage, cuisine, éducation. Génitrices de mains-d’œuvre ou d’héritiers. L’injonction à faire famille pour les femmes s’emmêle encore à celui d’être à la fois séduisante et maternelle ; pour l’homme à être salarié et droit à table. C’est de la vieille binarité à l’ancienne. Mais l’histoire est bien plus composée de destructions que de constructions, pas vrai ? On n’est plus dans une pub des années 80 que je sache. Quand la définition du bonheur familial c’était d’avoir un nouvel aspirateur.


Je n’ai pas de famille. Pas comme tu l’entends. J’en ai moult et je vogue de l’une à l’autre au gré de mes désirs. J’ai ma colocation, mon quartier, mon hall d’immeuble, ma tour d’immeuble, mon bistro, ma communauté pédée, gouine, religieuse, révolutionnaire, poétique, éphémère. J’y ai des drames et des joies et vazy c’est relou mais on est là pour toi quand ça va pas fort. Mes srabs, c’est le sang. Je me suis déjà coupé la main pour mêler mes globules à d’autres avec la conviction de réaliser un rituel intouchable. Faire famille est un processus sensible et mouvant. Il y a des amitiés bien plus tenaces et solides que des relations parents-enfants ou frères-sœurs. Aucune injonction à vivre l’un sur l’autre ne vient entraver les possibilités d’être présents l’un pour l’autre. Là où les familles traditionnelles sont les cercles où s’organisent les grands secrets de notre société, on peut les briser tout en chérissant l’intime. Préserver des lieux à soi et des histoires à soi et des mises en commun et des confidences, des confiances mutuelles, des amours partagés. Il est possible de raconter ici une nouvelle histoire de la famille sans reproduire des schémas imposés. Moins idéalisée, plus complexe et foutraque. Se réapproprier le terme de Famille, c’est choisir sa famille et les relations qui soudent ses membres. Accepter qu’elle soit cette chose organique, qui se recompose, se diffuse, se transmet et se brise. Un réseau de connaissances et d’interconnaissances. La famille c’est d’abord se reconnaître comme tel. C’est partager dans sa chair et la chair des autres nos passions et nos intensités. Là réside le pacte de sang, celui partagé avec mes adelphes, mes reufs et mes reuss. Nos chairs se mélangent par nos mots, nos jeux, notre classe, nos braquages, nos blessures, nos transformations. Constatons chaque jour la puissance que procure le simple fait de se reconnaître comme famille. Nous reconnaissons par la même occasion notre force commune et notre joie de faire ensemble. Rien n’est jamais parfait dans une famille, même si les plus dysfonctionnelles semblent parfaites dans leur chaos. Rien n’est plus obscène que ce qui s’avance comme parfait. Si ma famille composée est imparfaite, c’est une imperfection qui me compose, et c’est en ça que je l’aime.

(Amicale Le Sabot 05/2022)