/ REVUE / Nº 3 - SEXE






Numéro 3 - SEXE / Mars 2018

ÉPUISÉ...


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à retrouver dans Le Sabot 1-5

︎Édito



Chers, Chères et Chairs

–  Thierry Bodson, Phoebe Hadjimarkos Clarke, Clément Gustin, Jobard, Mawena Yehouessi


          

Sur la porte, l’inscription « Entrez nu·e·s » n’est suivie d’aucun vestiaire. Montrer sa nudité n’est pas une question de cotons ou de plumes mais d’épaisseurs d’être. Déboutonnez-moi ces conditionnements ! Dégrafez ces soutiens à gorges chaudes ! Dézippez donc vos pantalonnades et laissez respirer l’objet des vanités ! Il y a au bout de vos mains des ongles pouvant servir à déchirer ces couches chargées de masques, miroirs et faux sexes. Ils peuvent venir coincer nos nerfs, les sortir de leur apparent invisible, les agiter. Car la danse habite ce lieu. Une chorégraphie rend hommage à ceux qui donnaient à voir leurs os, leur moelle, d’une seule parole ; une autre s’amuse dans chaque organe ; une autre condense la prudence d’ardentes caresses. On en voit trop qui s’effraient de la moindre mise à nu. On les croise sur les trottoirs, dans les bureaux, les causeries télévisées : ils nous rhabillent, ordonnent leurs cautions matelassées de normes, décident quel narcissisme bon marché est à porter. Non content de nous imposer un sexe, ils nous prescrivent une sexualité.

Parfois, ils font mine de laisser tomber leurs vêtements, mais restent toujours les chaussettes et leurs pieds ne décollent jamais du sol. La subtilité mon cul. Beaucoup prétendent réaliser les élégances d’un strip-tease adroit, mais bien vite les postures recouvrent les chairs comme ces oiseaux mazoutés, enroulés dans le sable. Les mêmes mouvements, les mêmes poncifs, les mêmes mots doux ou brutaux, et voilà l’autre recouvert de tout ce qu’il avait fallu défaire, c’en est désespérant. On voudrait leur dire : « Agrafez vos sexes sur vos fronts, plastifiez tout ça, et ça sera réglé. » Fous de pénétrations, par amour du pouvoir ou de la mécanique, ils ont peur d’être pénétrés à leur tour. Non pas sexuellement, mais plus loin encore, dans le privilège de leurs impostures. Les exhibitionnistes sont toujours ceux qui portent les manteaux les plus longs et les chapeaux les plus larges comme de lourdes valeurs établies devenues raides après la pluie.

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Sur les lignes directrices de notre discours, à la rédaction du Sabot, nous n’arrivions pas à nous entendre. Les mots dont nous usons pour parler de sexe nous jouent des tours. Nos corps s’échauffent, se rétractent, balbutient, fulminent. C'est l'anarchie en somme. Eh, oui, ce Sabot#3, digne successeur du #2 - Saboter le confort, nous met dans l'inconfort. À nous donc de l’embrasser. C’est que le sexe explose tout discours cohérent, le sexe nous déborde, le sexe nous sabote, et pas l'inverse. Que chacun et chacune s’abordent le sexe à sa façon ! Tant mieux si c’est pris en potache ou au sérieux ! Saboter le sexe – ses représentations, ses réductions, ses injonctions – ne semble pouvoir être fait qu'en dansant avec ses élans, qu'en se laissant dévoiler par lui jusque dans nos mots, sous peine de se prendre dans la gueule les non- dits et les mal-vus laissés en chemin. Le sabotage ici consiste à parler de sexe sans aucune morale, rien d'autre que de l'éthique, une manière d'assumer ce que l'on est et d'observer ce qu'est l'autre, afin de laisser aux saint·e·s nitouches et aux salopiot·e·s que nous sommes le soin de déplier leurs mots de sexe – sans attendus, sans modèle – afin de les laisser faire l'amour sur la page comme ils l’entendent. De là se dégagera sans doute ce que nous sommes prêts à laisser émerger comme horizon à l'expression et à la pratique du sexe politiquement. Qui vivra verra. Qui baisera jouira – ou pas.

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C’est un mot si simple et plaisant à l’oreille, dont vous connaissez bien l’écho discret, le cortège de sensations qui l’animent, les langoureux souvenirs qu’il ressuscite. À son évocation, aussi fugitive soit-elle, nul d’entre nous n’est impassible : Sexe. C’est que se cachent derrière ce son qui siffle et danse comme un serpent glissant de nos lèvres bien des choses, qui le plus souvent nous hantent, nous réjouissent, nous attirent, nous étreignent.

Sexe. Un mot rempli de sève, chargé d’attente et de tension. Il est en nous lové et nous habite, comme un ardent moteur, arc bandé par le désir, soleil unique en vérité autour duquel gravite la vie, qui l’appelle, le veut, tend vers lui, nous y mène, comme au doigt et à l’œil, esclaves inconditionnels et fascinés que nous sommes. Mimétique aimant animant tout. Alimentant l’émulation humaine. C’est l’aliénation pure. Celle à laquelle on consent. Un jeu originel. Impossible d’y échapper à ce terrible joug : nous sommes bel et bien condamnés au désir. Sexe. Et nous voilà ici, les uns devant les autres, l’air faussement innocent, dernière engeance d’une longue lignée de fornicateurs, dynastie nouvellement née d’heureux ébats, d’échanges torrides, d’enlacements moites.

Laissez-vous pénétrer par cette idée troublante : des millénaires de sexe nous surplombent ! Vaste généalogie d’envoûtements tactiles ! Constellation de cris perdus dans les nuits humides, de chairs mêlées ruisselant de sueur. Ce goût salé dans la bouche polluée de salives, de cyprine et de sperme : songez à ces corps qui par milliards se sont dévêtus bien avant nous, se chevauchant, s’articulant et se désarticulant sans fin dans des accords aux sonorités confuses.

Sexe, oui, c’est cela et rien d’autre : on en vient, on y va, vieux va-et-vient. Cette petite mort ou l’on s’oublie au doux moment de jouir. Sexe. Et nous voilà pourtant face à ce mot comme autant de demi- habiles, de pudibonds ou de bigots libertins. Qu’on soit clivé coté tabou ou bien totem, on tourne autour, offusqué ou idolâtre, et l’on bégaie des chausse-trappes, des maladresses avec lesquelles on jongle mal à l’aise.

On sait pourtant une chose de lui, et qui vaut qu’on en parle : c’est qu’aujourd’hui il est partout assailli par les pires esprits — les plus racoleurs. Publicités technicolor pour bien baver de rêves bidons, colloques et débats à buller mondainement, sociologie du sexe et statistiques qu’on coupe en quatre, micros-trottoirs estivaux, érotico-romances à ruminer, pornographie 3D en kaléidoscope, éthiques en kit, tutoriels à étapes en toc, performances records, à l’infini, jusqu’à nausée. À suspendre sous loupe, lumière clinique au front. À élimer sous vide, triturer sous cloche et puis disséquer à froid. C’est un fordisme de foutaises tel qu’on s’amputerait jusqu’aux parties génitales, pour pouvoir y couper pleinement.

Loin de s’y faire il faut s’armer et tenter d’en retrouver la quintessence, du sexe, que chacun porte en soi comme un secret, un mystère dont il a seul la clé. Écartons-nous de l’hystérie des meutes, de l’immaculée conception à la consommation cumulative du sexe, la boucle est bouclée, et il faudrait d’urgence briser ce cercle vicieux, s’engouffrer dans la brèche, fissurer ce vase clos. Après tout la vitalité des mots nous appartient. Toute guerre commence et finit dans la sémantique. Faisons peser un tant soit peu le plus brûlant des langages de notre côté de la balance. N’ayant plus rien à perdre au fond, nous avons tout à y gagner.



Mark