/ REVUE / Nº 5 - VIOLENCE
Numéro 5 - VIOLENCE / Octobre 2018
︎Édito
Notre violence
–
Corentin Gallet« Du monde des visions nocturnes
Nous – les enfants – sommes rois.
(...) Allons voir ce qui se passe
Sous le rideau des ténèbres ennemies.
(...) Nous sommes les maillons d’une chaîne magique
Et dans la bataille ne perdons jamais courage.
(...) Nous méprisons les adultes
Pour leurs journées mornes et simples...
Nous savons, nous savons beaucoup
De ce qu’ils ne savent pas. »
Marina Tsvetaieva
Nous – les enfants – sommes rois.
(...) Allons voir ce qui se passe
Sous le rideau des ténèbres ennemies.
(...) Nous sommes les maillons d’une chaîne magique
Et dans la bataille ne perdons jamais courage.
(...) Nous méprisons les adultes
Pour leurs journées mornes et simples...
Nous savons, nous savons beaucoup
De ce qu’ils ne savent pas. »
Marina Tsvetaieva
Tandis qu’asservi l’idéal tapine sur les trottoirs d’Occident, face au spectacle des gourous entrepreneurs et autres apôtres du développement personnel, idiots utiles d’un capitalisme à bout de souffle qui donne encore le change à travers la mystique néolibérale, on peut légitimement éprouver une certaine nostalgie pour la propagande par le fait.
La nature du fait en question pourrait encore faire débat, tout comme la nécessité de distinguer la cible des obstacles, ceux qui prennent les décisions de ceux qui les exécutent – même si le zèle de ces derniers invite globalement à les confondre. En revanche, l’heure n’est plus à déterminer si la violence insurrectionnelle est ou non efficace, encore moins si elle est légitime. Légitime, elle le devient chaque jour davantage, à mesure que pourrissent sur pieds les systèmes représentatifs des sociétés dites démocratiques. Quant à la question de son efficacité, bien qu’elle puisse recouvrir un intérêt tactique, elle revient au final à interroger la pertinence de la réaction de l’épiderme à un froid glacial ou à une chaleur étouffante.
Car cette violence est plus souvent le signe d’un débordement intempestif que la résultante d’un programme. Elle est par essence réactive, éruptive, et rarement planifiée. L’enjeu serait précisément d’opérer cette bascule, d’une violence latente et spontanée vers une stratégie de subversion et de renversement.
Autant le dire d’emblée : à titre personnel je ne saurai prétendre avoir la moindre idée sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Pour citer Louis Scutenaire : « Prolétaires de tous les pays, je n’ai pas de conseils à vous donner. » Et comme toutes celles et ceux qui lui prêtent une vertu de sabotage, c’est à la violence déployée dans l’acte poétique que je m’en remets ; violence capable d’instiller la ferveur créatrice au sein même du désir de catastrophe qui nous traverse devant l’impasse où se tient le monde.
Quels qu’en soient les degrés, les formes et les champs d’application, la violence se retrouve au fondement de toute poésie, laquelle résulte d’une confrontation entre le réel et ses représentations, entre les vies intérieures et la perception du monde, entre les possibles et le probable, entre le nombre et la solitude, entre l’élan et l’impulsion... Violence toute théorique, me dira-t-on. Pourtant, elle rejoint la violence insurrectionnelle du groupe en cela qu’elle procède d’un même constat, de cette intuition d’une inadéquation criante entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il pourrait/devrait être. Pour être opératoire, c’est-à-dire pour avoir prise sur son époque et ses contemporains, il faut que d’une manière ou d’une autre l’acte poétique soit partie prenante de cette violence initiale, et peu importe finalement que ce soit celle de l’incendie ou celle du coquelicot.
Sans elle, la poésie est condamnée à n’être qu’un loisir de notables, ce qui revient à dire qu’elle est condamnée à ne pas être. Car il ne saurait exister de poésie d’apparat. Méthodique ou imprévisible, intacte ou appliquée, la poésie doit se faire violence. Le reste est littérature, comme on dit.
La seule question valable serait donc la suivante : face à la violence anonyme du monde tel qu’il crève de fonctionner, peut-on se payer le luxe d’une violence aveugle ? Le principal écueil qui menace chacun d’entre nous, poète en puissance tant qu’il se veut « l’éternel perturbateur » décrit par Kateb Yacine, c’est celui de répugner à reconnaître ses ennemis. Il n’est jamais inutile de convoquer les figures de Villon, de Rimbaud ou des surréalistes pour se rappeler à quel point ceux-là n’ont pas craint de le faire. René Char ne s’inscrivait-il pas en actes et en mots contre ceux qu’il désignait comme « une sorte d’hommes toujours en avance sur ses excréments ? »
À l’heure paradoxale où les assis sont en marche, où les masques tombent et sitôt se recomposent, où la poésie a été reléguée à la marge dont elle n’aurait jamais dû sortir et à sa condition vitale d’anonymat, c’est peut-être à nouveau du fond des crânes fébriles incandescents que se nourrit l’attente et pourra germer l’émeute.
Dans la communion qui en découle avec la multitude des alliés, saboter la mécanique du spectacle devant l’effondrement permet aux poètes de se prémunir de deux autres risques: le réflexe misanthrope d’abord, lequel doit rester l’apanage des réactionnaires de tous poils et de leurs basses œuvres ; à ceux-là qui ont trouvé dans la fabrique de boucs émissaires une industrie rentable, on n’opposera jamais assez l’idéal de solidarité, seul remède susceptible de réorienter la colère vers sa juste cible. Ensuite et surtout, le second risque réside dans le retournement de la violence contre soi-même, la tentation de s’extraire du monde parce qu’on refuse de s’y conformer. « Mais un jour peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité vraie. Entre-temps, puis-je dire à quel point je suis contre ? ». Alejandra Pizarnik, comme Stanislas Rodanski, Sylvia Plath, Maïakovski et tant d’autres, témoigna de cette inaptitude intransigeante à exister dans un monde anti-poétique. Leur trajectoire incarne au plus vif l’aventure poétique, dans sa plus tranchante urgence, alors même que leur issue la désarme et l’invalide. Cette négation en est la condition paradoxale, à la fois vitale et fatale, qui la suscite en même temps qu’elle la condamne.
Car il s’agit encore et toujours de changer la vie, à nouveau d’inventer l’inconnu.
Et de chercher l’impact. Toujours. L’impact plutôt que l’équilibre.
Pulsion riche des perspectives qu’elle libère, menaçante par la spirale qu’elle inaugure, la violence n’est viable que par ce qu’elle recèle d’intention créatrice :
« Grave au couteau le bruit de tes pas ! » commande Maria Soudaïeva.
Soit ! Et c’est en s’abreuvant directement aux nuages, en insultant allégrement l’avenir, en maudissant maquereaux et négriers – ces porcs n’auront pas ta flamme –, en riant à pleins poumons et en pleurant à chaudes larmes, en dilapidant l’abondant capital, en abattant la spéculation mortifère, en s’aimant sur les cendres de l’incendie, en précipitant la fin des temps, c’est ainsi qu’on répondra au plus près à l’appel ultravocal de Frankétienne : « Il faudra, première condition de toute réussite, que le désir soit plus violent que la peur. »
Sus à la schmittaille
Honneur aux clandestins
Mort aux milliardaires
Place aux coquelicots
Honneur aux clandestins
Mort aux milliardaires
Place aux coquelicots