/ REVUE / Nº 8 - LA HONTE





Numéro 8 - LA HONTE / Novembre 2019

︎Édito



Saboter la Honte

–  Jobard
          


Une ombre vient me prendre les joues et le front. Une ombre dans laquelle je voudrais me fondre, me confondre, pour ne plus être là où je suis, être ce que je suis, voir ce qui m’est opposé, penser ce que je pense. Je ne veux plus rien sentir car toutes mes sensations me trahissent et mon corps entier désire sa propre perte, s’annuler, s’enfoncer. Impossible de fuir face à la honte : il faut creuser. Ici, là-bas, moi, mon corps, ce souvenir, cet échec, ma mère, mon père, mon sang et mes os, ma bite et mon clito, mon humiliation, celle que l’on s’impose ou celle qui nous a été imposée... Avoir honte de sa misère ou de son confort revient au même ; toutes deux sont atones et renoncent à la moindre liberté. Si ma honte est profondément intime, j’aurais tort de croire qu’elle n’appartient qu’à moi. Parce qu’elle est d’un égocentrisme pur, elle tient une place de choix dans l’ennui moderne, dans les chairs de chacun, dans la surveillance généralisée – la honte me suit comme mon ombre.
De l’ombre au feu : un pas seulement.

Je dors mal. L’insomnie se blottit tendrement entre les vertèbres de ma nuque. Mon regard s’encombre d’un écran devenu le miroir grisâtre de ma honte. Je ne peux rien y faire. Je ne sais plus rien dire. Tout est à la fois trop visible et fondamentalement indicible : le trop-plein d’images accompagne une perte de sens. Aucun mot ne peut me venir en aide. Malgré moi, je n’avouerai rien. Je n’en suis pas capable. Et pourtant je suis innocent. Je n’ai rien fait de mal, au contraire. On dirait que la honte s’acharne à m’assiéger alors qu’elle ferait mieux d’aller s’occuper ailleurs, tout autour, là où le spectacle fabrique sans se lasser de nouvelles inquisitions, là où se répandent les stigmates et les mensonges, là où l’on juge tout ce qui perturbe l’uniformisation des corps et des esprits. Ainsi inondés, nous nous dissimulons – non pas invisibles, mais décoratifs.
Que peut-on y faire ?

Je ne peux plus m’endormir. Je ne peux que serrer les dents ou me cacher pour pleurer: mouvements connus de tous entre la grande enfance et la petite vieillesse, lorsqu’il est encore trop tôt ou trop tard pour se soucier du regard des autres. Je ne peux que dissimuler mon visage et mes lâchetés à l’arrière de moignons ridicules. La honte et la solitude qu’elle accentue sont ces mains trouées qui parviennent encore à nous mettre les fers aux pieds. Plus de danse ; plus de geste. Un asthme rouge qui monte au visage, un désespoir immobile, une soumission à tout ce qui domine. Mais rien n’est plus banal. Nous sommes légions à ne plus parvenir à dormir tranquillement, à nous surveiller l’imposture, à la laisser croître si cela permet
d’être plus conforme. Il y a toujours contagion. Souvent, une maladie honteuse ne se transmet que parce que l’on a gardé le silence – parce qu’il était plus facile de préférer le silence à l’aveu.
Et que peut-on y faire ?

Je ne dors plus car je subis le monde tel qu’il est: un lourd crachat qui tombe. Je ne trouve aucun repos car je fais partie d’une humanité qui ne sait pas résister à son lent suicide. Je suis intranquille car je ne sais que subir mes hontes. Mais le danger n’est pas dans le mépris que l’on pourrait ressentir envers soi-même : en découlerait une misanthropie ordinairement confondue avec du cynisme. Le glissement réside dans le fait que si, malgré soi, on se nie, cette négation de soi devient rapidement haine de soi. Or la limite est mince entre la haine de soi et la haine de l’autre.
Mais que peut-on y faire ?

Nous embrassons à pleine bouche les lentes catastrophes qui viennent parce qu’elles composent déjà notre monde et les êtres que nous sommes. Nos gestes quotidiens témoignent d’aliénations morbides face auxquelles nous demeurons d’impuissants voyeurs. Rien de moins étonnant puisque ces gestes nous lient à nos passivités, à nos besoins d’être divertis de ce que nous pourrions être : des énergies de haute révolte, des flâneurs démesurés, des acrobates d’apprentissages perpétuels, des imaginations fertiles, de joyeux saboteurs d’un réel trop honteux à vivre. L’être humain est le seul animal à vouloir être détourné le plus souvent possible de ce qu’il est. D’où nos soumissions forcenées aux gadgets gafkaïens, applis interchangeables, et toute prothèse venue masturber notre confort pour parvenir à une éjaculation de dopamine. C’est une fois que l’excitation est éteinte que la lucidité nous griffe et réalise le vertige effroyablement vain de ces impulsions manufacturées, manipulées du début à la fin par des intérêts côtés en bourse. Doucement, nos désirs font datas et notre humanité s’éloigne. Une claustration molle s’effondre sur nos ventres et vient briser nos cages thoraciques. L’ordre qui maîtrise nos désirs est le même que celui qui contrôle nos hontes: n’est-il pas curieux qu’une journée passée à scroller inutilement sur quelque application conçue pour gagner de l’argent sur nos pertes de temps suscite plus de honte que le nombre croissant d’hommes et de femmes noyés en Méditerranée ? Et l’indécence s’interroge encore : que peut-on y faire ?

Que peut-on y faire ? Il faut se défaire de la honte. Quelles que soient ses formes, elle représente l’une des pires autorités en ce qu’elle garde le silence, tait ses lois, industrialise les non-dits, et trône en-deçà du langage. Refusez de lui donner le moindre pouvoir. Dégagez-vous de son épuisante étroitesse. Parce qu’elle encourage l’immobile et la confusion, elle enseigne l’ignorance. Elle fait de nous des fantômes incapables de hanter nos propres vies. Ainsi, passons à autre chose : allons cramer des data centers et les restes cadavériques d’un dieu moralisateur qui n’en finit pas d’expirer son haleine nauséabonde. On ne se méfie pas assez de ceux qui dressent l’épouvantail de la honte à tout va. Enlevez la poussière de leurs paroles de procureurs aigris, vous verrez d’autant mieux les furoncles qu’ils ne parviennent pas à éclater. Ils chérissent l’archaïsme de la honte et entretiennent sa mise en scène à la manière de gourous véreux. Saboter la honte revient à saboter les structures toxiques de domination dans lesquelles nous vivons, car elle ne tient pas à ce que l’on fait mais à ce que l’on est.Tant qu’il aura un semblant de pouvoir, Ubu n’aura jamais honte de rien, c’est bien à ça qu’on le reconnaît. Il se moque de vos interrogations éthiques ou de vos insultes. Le piège du doigt pointé nous ensevelit dans un cauchemar de surveillance et de culpabilité. La honte se refile, personne n’en veut. Il faudrait tout juger, sans trêve, pour conforter sa crainte de la vie, pour biberonner sa peur face à nos pulsions ingouvernables. Une solution pour déborder la honte: refuser le jugement. Refuser la réaction, passer à l’action, renverser Ubu, où qu’il soit.

Au plus vite, saboter les petites hontes imposées parce qu’il nous arrive de fuir des responsabilités illusoires, de ne pas vouloir aller travailler, ne pas vouloir actualiser ma situation à pôle emploi, déserter les logiques de performance, ne plus comprendre les raisons d’un vote, affirmer un amour autre, occuper une forêt, bloquer un rond-point, applaudir les grèves, vomir sur la productivité, le drapeau, les honneurs hypocrites, voler un supermarché, attaquer à la boule-puante les pensées en décomposition, déchirer la chemise d’un DRH, poser un graffiti vengeur contre une insultante propreté, pratiquer l’ivresse, outrager à tout va, danser malgré les dernières sommations, mettre le feu à ma Clio, briser le bitume, prendre un morceau de bitume, jeter le morceau de bitume contre tout ce qui me fait honte: cette étrange participation au maintien d’un système qui s’écroule en lui-même. Étrange puisque ma seule présence – même invisible et décorative – lui suffit.
L’inaction est complice.
Le pacifisme collabore.
Sans le sabotage de nos hontes, nous nous condamnons à la folie dans laquelle se noient déjà ceux qui nous gouvernent. Jetons au feu les dernières limites que l’on s’impose.



Mark