/ REVUE / Nº 9 - LA VILLE





Numéro 9 - LA VILLE / Mars 2020

︎Édito



Saboter la Ville

–  Jobard
          

Un banc où m’asseoir. Pas de banc où s’asseoir. Les bancs sont suspects, on pourrait s’y rassembler en vue de commettre des violences ou pire, s’y arrêter pour contempler sans vitesse, alors on les a remplacés par des chaises clouées au sol, encadrées de palmiers déposés dans de gros cubes gris remplis de cailloux blancs aux faux airs de graines. Vitrines. La musique d’un magasin est perturbée de temps à autres par une sonnerie d’alarme. Des vigiles bombent le torse entre deux siestes. Je ne suis même pas dans un centre commercial, je suis en ville. Une ville interchangeable dans son allure de centre commercial. Vitrines. Toute la rue sent le centre commercial, c’est-à-dire l’hôpital psychiatrique, la salle de fitness, la maison de repos, le rayon bouffe pour animaux domestiques, la promo fraîche et alléchante. Déambulons ensemble, nulle part, toujours confinés. Odeurs de parfums artificiels ; odeurs de plastique neuf ; odeurs de vitrines. Des groupes adolescents circulent d’un magasin à l’autre, léchant les devantures où s’entassent leurs désirs et leurs frustrations, là où s’expose tout ce qu’ils n’auront jamais. Ils attendent qu’il se passe quelque chose : les soldes ou le vol. Briser la vitrine et s’emparer de ce qui nous nargue en fredonnant « C’est pas la faim, c’est la gourmandise qui fait entrer armé dans un magasin. » La tentation est belle. Pas d’autre moyen de décrire le calme plat d’une métropole à la propreté d’hôpital autrement que comme une intolérable provocation, surtout lorsque tout le monde sait où elle dissimule ses ghettos et ses bidonvilles, et quels sont les quartiers où elle collectionne les logements vides. Cependant, même si la métropole nie sa propre misère et ensevelit la terre, il est creux de l’opposer à la campagne – voilà bien longtemps qu’elle l’a colonisée, ne serait-ce qu’à travers son langage. La métropole domine la langue en ce qu’elle la produit et l’impose comme une vitrine entre nous et le réel. On connaît la chanson situationniste : «Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions de production s'annonce comme une immense accumulation de vitrines.» Toute notre poésie est anti-vitrines.

Soyons honnêtes malgré l’absence de grand air, le béton a son charme et les pavés ont leur utilité. Le joyeux bordel d’une rue, d’un marché, d’un quai, d’un coin d’épicerie nocturne offre l’inépuisable manuscrit à des poèmes qu’aucune écriture ne pourra saisir entièrement. Il faut se faire œil à fleur de peau. On n’a jamais fini de voir des débordements de ville, de la beauté minime d’une plante surgie depuis une fissure du bitume, aux paroles attrapées au vol d’un hasard. Aussi ne nous leurrons pas : il est particulièrement agréable et confortable de disparaître dans une foule. Le métro bondé est un plaisir qui agite le quotidien de milliers de personnes: il y a de la consolation à être emporté par un courant, aussi claustrophobe soit-il. Sortir d’un bar et faire du trampoline sur le mobilier urbain me semble être un exercice parfaitement sain. Mais habiter en ville, c’est aussi le plaisir malsain de pisser dans de l’eau potable – même si le fait de la savoir chargée en calcaire ou en tritium vient parfois gâcher l’ambiance. La ville triomphe tant qu’elle s’est débarrassée de sa vieille réputation d’égocentrisme en partageant ses pollutions par-delà ses limites. Et puis la crise écologique qu’elle accentue permet à de nombreux citadins d’enfin trouver un moyen de piéger leur ennui : leurs crises existentielles peuvent s’effacer à l’arrière des catastrophes naturelles observées comme un feu d’artifice.

Je me souviens du plaisir de randonner dans une ville hostile. Tout à la fois fourmilière, cité fantôme, asphalte mouvant, souvenirs vestiges, tours vertiges, tours émouvantes – l’œil chavire. Ma contemplation s’enfume quand la métropole écrase la rue. Une métropole qui se respecte n’autorise pas nos naïvetés. Elle moque ou manipule la charité – elle singe ou séduit la prison. Entre deux constructions de bureaux rigides, elle est parvenue à rendre habituelle la présence de groupes militaires flâneurs, bayant aux corneilles. Elle m’a appris à fermer ma porte à clé, vérifier le verrou, marcher au rythme d’un toujours-en-retard, frauder les différents types de portiques (portes battantes, tourniquets, vitres mécaniques, portillons automatiques), esquiver les contrôles, repérer le pickpocket, surveiller mon sac, choisir la sortie la plus adéquate, rejoindre le cortège de chômeurs affairés, travailleurs précaires, étudiants sans le sou, individus mobiles et déters, courir sans courir après sommations. La ville est une question de techniques. Elle implique un savoir-faire multiforme dont la teneur consiste à faciliter la capacité à se fondre dans la masse. La ville est un espace stratégique: traverser la rue ou reculer. Apprendre à défaire le bitume, conduire un transpalette, une pelleteuse, un camion malaxeur de béton, une grue télescopique. Savoir où sont les drones, les caméras, les ballons syndiqués, les brav et à quoi correspondent les codes chromatiques des gyrophares.

Les urbanistes savent que la ville produit ses habitants. Il n’en faut pas tant pour que les habitants produisent leur ville. Il est possible d’agir sur elle à l’aide de menus mais constants sabotages de notre environnement direct : autrement dit, une attention précise à ce qui nous entoure, apprendre à lire et écrire un langage commun qui s’oppose aux décrets et novlangues – argots, tags, jungles et chants organiques rendant impossible l’immobilité architecturale. Partout est à nous, alors logeons-nous ! Les nantis ont déjà fait le choix du bunker à celui de la rue. Ils ont déserté la ville et ne dévoilent leur présence qu’à travers du spectacle anesthésiant et des dispositifs militaires de déambulation. En plus des caméras à reconnaissance faciale promises par le progrès moderne, le vigile devient la figure privilégiée du travail urbain : les magasins multiplient leurs présences et leur armement. Il faut surveiller les consommations, les consommateurs, les caissiers qui encaissent et qui bientôt deviennent eux-mêmes vigiles des caisses devenues automatiques. Des machines nous surveillent surveillant des machines.Tout travail est confondu avec l’exercice de contrôle. Mais qui trouver à l’arrière des écrans de la salle de commandement ? Les palais et les bureaux sont occupés par des chefs décorateurs, chefs guichetiers, chefs machinistes, chefs costumiers, maquilleurs, coiffeurs, suivis de leurs assistants, eux-mêmes suivis de chiens de garde de plus ou moins grande taille. La muséification du tout-vivant leur tient lieu d’idéal. Il n’y a plus personne à l’assemblée, plus personne n’y siège, plus personne n’y prend de décision, plus personne n’y a d’autre utilité que participer à une mascarade sans autre enjeu que nous divertir : produire la prochaine blague qui parviendra à nous détourner de toute prise d’action efficace. Car leur but est clair : il faut éviter le conflit ou la convergence entre les solitudes urbaines en les détachant le plus possible les unes des autres. La métropole triomphe tant qu’elle s’étend et étend nos solitudes.

Dès lors où la ville est réduite à des boulevards géométriques conçus pour empêcher toute barricade, à une banalisation de la patrouille et de l’ennui qu’elle traîne derrière elle comme une fumée sans feu, nous ne parlons plus de ville mais d’une police faite rues, trottoirs, parcs et bâtiments. Une prison dans laquelle nous sommes nous-mêmes les plus efficaces des matons. Les ersatz d’échappée y sont surexploités : médicaments, drogues, alcool, compétitions, jardinage, peur d’un ennemi intérieur... En ce sens, la ville est le lieu idéal où se construire un cocon paranoïaque, c’est-à-dire une frénésie d’individualisme. D’ailleurs, ne pas être hautement paranoïaque et auto-centré y est hautement suspect. Le danger peut provenir de n’importe où, y compris d’une trahison de mon propre corps, mes propres idées. Je me surveille la santé et la pensée. J’ai besoin d’être géolocalisé en permanence : non pas pour savoir mon chemin, où je dois aller, mais pour savoir où je suis. Dans ces conditions, nous appuyons les Mexicains du Consejo Nocturno: « il ne peut y avoir d’habiter dans la métropole, l’inhabitable par excellence, mais seulement contre la métropole. » Il faut donc l’embrasser et y comploter sans trêve : dans sa cuisine, sur son lit, son ordinateur, chez son voisin, sa voisine, en amour et en amitié, en désespoir et en révolte, dans le squat ou le café du coin. C’est d’ailleurs probablement la première utilité d’un zinc : comploter pour tomber une nouvelle fois amoureux d’un∙e inconnu∙e ; pour renverser le pouvoir ; pour se faire offrir un verre par le patron ; pour rentrer tard ou au contraire, parvenir à se coucher tôt afin de préparer consciencieusement le prochain sabotage.

Alors nous appelons à en finir avec l’usage inoffensif de la ville. Lorsque le pessimisme s’organise, il vise la rencontre. Aller à la rencontre de. Ne plus être touriste. Ne plus se contenter de ne faire que passer. Refuser de passer. Crier et dépasser. La ville moderne excelle dans la gestion des solitudes. Saboter la ville, c’est sortir de nos absences, c’est-à-dire de nos isolements. La stratégie des barricades, aussi éphémère soit-elle, tient sa beauté pyromane dans la conscience d’une soudaine présence. Il y a de la barricade dans le surgissement d’un spectacle de rue, l’ouverture d’une maison, d’une cantine, d’un salon, d’un canapé-dépliable ou d’une bibliothèque. La barricade, c’est une cabane surprise, le surgissement d’un lieu d’échanges, là où s’exprime une langue de terrain. Nous avions parlé de l’importance de se faire lianes dans une ville à se réapproprier (voir #6). Il faut accumuler les lianes et planter des jungles à chaque croisement, car nous sommes aussi là où s’agite le feu naissant au milieu d’une route. La poésie s’infiltre dans les volutes de fumée s’élevant d’un silence insensible. Poésie noircissant de son feu les vitrines. Poésie gravée avec des bris de verre sur les murs de la ville.

Sortis de nos confinements, lors d’une dérive sauvage, nous irons déboulonner toutes les chaises clouées au sol pour en faire des tours, hautes et majestueuses. Nous nous assiérons en divers endroits afin de rire ensemble devant une rue devenue commune et viscères. Ces barricades seront les plus beaux bancs sur lesquelles nous étendre. Les mots y seront toujours projectiles.



Mark