/ REVUE / Nº 10 - LE PIÈGE





Numéro 10 - LE PIÈGE / Février 2021
 

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︎Édito



Piège le piège

–  Thierry Bodson
          

Je suis somme toute d'un naturel rêveur. J'aime balayer la journée des soucis qu'elle contient. Le piège, tout bien pesé, j'ai pas trop envie d'y penser. Ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. Mais quand il s'agit de signer un texte à publier je me pose la question, je change d'avis. Vanité, oui, c'est par toi que j'entre dans ce traquenard. Sur l'étendue de la page blanche où les rêves prenaient forme, j'ai posé le premier mot et leur engrenage me suggère que je n'en ressortirai peut-être pas entier.

C'est assez technique au fond un piège. Pas très émotionnel, très peu affectif, plutôt mental. Ça demande de la rigueur, et pourvu que l'on s'applique, ça vire très vite à l'obsessionnel. Quand on y pense, on ne pense plus qu'à ça. C'est le propre du piège: y être scotché, ne plus pouvoir y échapper. Quand on en tend un, il faut en tendre d'autres, faire « toile », assurer ses arrières. C'est une sacrée inquiétude qui se cultive et finit par avoir ses exigences et son intendance propre. Faut y voir un bien gros gain pour mobiliser tant de moyens. C'est vraiment un truc de pro assorti d'une passion. En bref, une voca- tion : maffieux, politiciens, chasseurs, prestidigitateurs, grands managers, joueurs d'échec, financiers, pervers.

Pour commencer, le piège comme cruauté organisée pue la mort. On piège la vitalité chez l'autre pour l'amener à l'impuissance, éviter qu'elle dérange ; ou parce qu'elle fascine, on l'incorpore en la domestiquant. En cherchant un peu, on s'accapare des vies entières en les faisant travailler jusqu'à la mort, on invente l'esclavage, puis l'emploi, les traites, les dettes... La sophistication organisationnelle allant son train, les techniques de piège s'affûtent, avec une étonnante prolifération en période de guerre et autour des zones d'exercice du pouvoir. Elles sont une activité à part entière, une seconde nature, une culture. Notre culture - sacrément efficace.

L'occidental piège comme il respire. C'est un art subtil, fruit d'une pratique ancestrale mêlant séduction, brutalité et planification. Enfumant les perceptions, il sait transmuer la puanteur morbide de ses pièges en une odeur de rose et de promesse de jouissance. C'est sa façon d'étendre ses ailes sur le monde. Il est doué pour se raconter des histoires dans lesquelles on sauve des vies alors qu'on en détruit. Des histoires de techniques qui soulagent du poids des jours, effacent les doutes, la vulnérabilité, éloignent la sensibilité. Jusque dans son langage, la plus petite trace de conflictualité est effacée. Les mots hydroalcoolisés que l'on s'échange nettoient le réel de ses tensions, de ses altérations. La vie, lessivée, perd son goût. La mort elle-même est à ce point siphonnée que son langage devient celui des statistiques. On ne sait plus par où passe notre violence. Or, elle revient plus souvent qu'à son tour sous la forme épurée, machinale, logique et massive de quelque catastrophe apocalyptique dont l'occident a le secret. Question nombre de morts, nos pièges somnifères surpassent les fracas grossiers des jacqueries et la supposée barbarie de tous les peuples « autochtones » réunis.

Nos pièges sont discrets, ne font pas de bruit. Nos pièges sont secrets. Ils se déguisent en promesses flamboyantes, en projets émancipateurs, porteurs de découvertes et d'apaisement perpétuels qui forcent l'admiration. Celui qui aurait l'idée saugrenue de pointer du doigt leur coût vital, leur cruauté intrinsèque gâcherait la fête. L'art du piège est de retourner les évidences. Celui qui dévoile le mal devient le malveillant, et celui qui le cause se transforme en victime. Un peu comme dans les situations d'abus sexuels répétés, personne ne parle, on laisse faire. Et le plus sidérant: le bourreau est respecté. Et bien souvent paré de qualités hors normes qui le rendent insoupçonnable. Nos fables ont préparé le terrain, balayé le réel des outils de la confrontation, ébloui nos regards sidérés, banalisé nos complicités.

Cette fascination que l'on a le plus grand mal à s'avouer est l'assimilation de la domination jusque dans nos chairs. Elle agit par intimidation, par menace réelle de destruction des corps assortie de promesse de protection. La honte comme intériorisation et la destruction de soi par soumission à ce lien ambigu agissent sans mot, par empathie. L'empathie envers le bourreau est le ressort le plus secret, le plus puissant du piège, sa perversion ultime. Le mani-pulateur arrive à ce que la victime retourne infiniment la culpabilité sur elle-même, jusqu'à épuisement, au lieu de la tourner vers le crime. Le pouvoir occidental repose sur le fait de ne jamais se dévoiler comme porteur de qualités viles, mais de les projeter sur les victimes. Car pour être vivant, il faut de l'empathie. Et le propre de l'empathie est d'être malléable. Ainsi, les pauvres, les marginaux, semblent se détruire seuls, par incapacité atavique, impossibilité de suivre le droit chemin tracé par un pouvoir psychopathe. La loi est intégrée par tous. Écraser l'autre devient la marche.

Cela dit, sans parler de malveillance, notre existence est faite d'une myriade de duperies. Qu'on le veuille ou non, depuis l'enfance, on est entourés d'illusions et d'arbres qui cachent la forêt: émotions nouées, désirs troués, mauvaises bouées, c'est la maladie de la vie. On déjoue, on démystifie, on identifie les chausse - trappes qui nous ravissent. Ils sont des obstacles qui nous font trébucher, des tromperies qui nous font déciller les yeux et apprécier les double-fonds du décor. Mais ils se referment rarement entièrement sur nos corps. Pourvu qu'on mette de l'air entre chacun d'eux. C'est une question de pression à maintenir à un degré potable, sinon ça s'emballe. Dans ce cas, je prends la tangente, je me marre. Par l'humour, je piège la vie, juste comme il faut, de travers. C'est le seul piège que je côtoie volontiers.

Ces jours-ci, j'aperçois une mer sur laquelle flottent les fragments d'une concorde en débris. Chaque morceau que je chope est une information à double tranchant que je n'arrive qu'au prix de longs efforts à désincruster de sa gangue d'enjeux multiples. Accaparé par leur abondance, je m'engouffre et me goinfre de com' comme fabrique de slogans binaires, d'agitation algorithmique d'idées qui transforme des débats stimulants en conflits stériles. C'est une perpétuelle tempête dans un disque dur, un flot de colères de clics qui écrasent les phrases, assimilent, rejettent. Même avec mes amis, je n'aborde que du bout de la langue certains sujets aux rivages embrouillés. Or, j'ai, comme chacun, le fantasme de comprendre le rébus qui m'entoure. Mais mon temps disponible fond sous le soleil connecté et je n'en démêle pas un cheveu. J'en ressens de l'impuissance, un épuisement, un burn - out de mon être - au - monde. Les corps sont hors d'atteinte. Mon réel est morcelé, je perds la sensation d'un horizon, et sa possibilité. Je me sens gouverné par le chaos.

Je suis à deux doigts de laisser ma raison se prendre les pieds dans le tapis, fantasmer des pièges derrière tout ce qui est indéterminé, entrer en paranoïa. À deux doigts de suivre la raison qui roule des mécaniques, la raison aux gros bras qui, en quelques syllogismes, empaquète l'énigme de la vie comme un vulgaire produit, profitant au passage de l'usufruit de ce trafic qui s'attarde plus en polémiques - spectacles que dans aucune pratique partagée. À deux doigts aussi d'entrer sur le ring avec ces tarés dont la fixation obsessionnelle de toutes les frustrations se pose sur un sujet expiatoire, ceux pour qui avoir raison est toute la raison d'être. S'opposer à ces personnages est vain. Leurs filets rhétoriques tordus sont une machine hystérique à piéger les vaniteux. Explosons leurs pièges, continuons notre chemin. Allons là où ça vit, là où ça cherche.

Il faut de l'intuition pour naviguer. Lâcher la raison, revenir aux sensations, à l'expérience. Identifier des pièges, ne pas s'y identifier. Éviter les récifs. Flâner, lâcher - prise. Déterrer son humour. Revenir à la raison, la relâcher. Et surtout, revenir au désir, élargir son amplitude. Forts de notre écoute du monde, de nos pratiques, ancrés dans nos liens, dans nos élans tranquilles, nous resterons vivants parmi les vivants. Mais si nous n'avons aucun désir propre, nous resterons les éternels penauds réagissant trop tard aux pièges qui tombent comme une pluie d'automne sur la fin de notre monde.

Entrons dans la forêt des rêves touffus qui nous plaisent, dans la vie affective qui nous aimante. Retrouvons la jungle des sensations, des songes qui se déplient et prenons garde que la raison n'y construise son empire d'ennui en recouvrant le terreau des richesses fourmillantes de nos imaginations. Retrouvons l'ensauvagement, l'ouverture au multiple, soyons poreux, glissons mutants, devenons boutures, ouverts aux aventures, aux pensées flottantes qui perçoivent l'indéterminé, les atmosphères, les vibrations, les mouvements du réel. Voyons l'étrange et le bizarre comme les indices d'une fenêtre qui s'ouvre sur la connaissance.

Il faudra rencontrer les énigmes, les illusions, nous hisser à leur dimension. Faudra s'armer d'un courage qui relie le cœur, l'esprit, le corps et qui nous donne accès à la face confuse de nos actes. Car il y a un piège à croire pouvoir voir le Bien, mieux que les autres, à le déterminer, se l'accaparer et vouloir l'incarner. Il faudra regarder le prédateur en face, éclairer ce qu'il cherche en nous, l'aimant puissant qu'il nous tend, entrer dans ses pièges, s'y confronter, rencontrer l'angle mort où ça se noue, découvrir cette partie de soi dissimulée en soi, et avant que les pièges ne se referment, trouver en eux les nœuds coulants qui les dissipent. À fréquenter le mal comme une donnée qui nous traverse, nous le laisserons faire son job de cruauté innocente, nous le danserons, le dévêtirons de sa peau pourrie, de sa rancœur, pour que la face décapante de sa rage agisse et ouvre des brèches dans nos hébétudes.

Il faudra vivre des instants précieux, des moments de présence où la sensation de s'appartenir s'ancre et croît.

Il y a une révolution en cours, elle n'avance pas par pièges, elle avance par présence affective. Elle parle de rendre compte mutuellement de nos intentions. Qu'au lieu de neutraliser l'autre, chacun aille au fond de ses présup- posés, abatte ses cartes, se dévoile, dévoile ses pièges. Les seuls combats à mener sont ceux contre le secret comme chasse gardée, contre les présupposés comme évidences, contre les intimidations. Pour le reste on laisse tomber les dogmes et on s'empare de nos boussoles pour les aigui- ser par frottements au contact des humains. Fini le délire «on va organiser tout ça une bonne fois pour toutes» en aplanissant nos fraternités avec une bonne stratégie au Kärcher qui piège l'ennemi dans une formule magique. Ré-actualisons l'auto-organisation par le temps passé ensemble, par la mise en jeu des corps dans l'espace public, par la joie comme liberté en acte. En faisant de la singularité et des contradictions l'appétit de nos actions, nous déployons la force explosive de la rencontre, cette bombe que nul pouvoir ne contrôle. Nous nous désengorgeons de la domestication machinique qui endort nos chairs, restreint nos gestes, griffe nos imaginaires, empêche les tentatives les plus folles. Il s'agit de libérer les forces vives, de retrouver l'immunité sociale et la santé humaine.




Mark